Cirque et littérature

Cirque et roman populaire

par Pascal Jacob

 

Forcément décalé, socialement en marge, le cirque fascine les auteurs de littérature populaire depuis ses origines ou presque. Avec Les Mémoires de Grimaldi (Memoirs of Joseph Grimaldi) et Les Temps Difficiles (Hard Times for These Times), respectivement publiés en 1853 pour le premier et en feuilleton hebdomadaire dans la revue Household Words en 1854 pour le second, Charles Dickens (1812-1870) fait figure de pionnier. Dickens retrouve dans l’histoire du clown des réminiscences de sa propre existence et il livre un texte à la fois plein de tendresse pour son personnage principal et une description du temps précise et parfois acerbe. L’héroïne des Temps difficiles (1880), un puissant roman social, illustration des difficultés d’adaptation de la bourgeoisie d’affaires et de la classe ouvrière aux nouvelles lois d’une économie issue de la révolution industrielle, appartient au monde du cirque. Sissy Jupe fait partie de ces personnages forts, capables de résilience, très attachants et dotés de qualités humaines exceptionnelles. Dans une certaine mesure, cette veine expressive est également creusée par Hector Malot avec Sans Famille publié en 1878 et aussi très riche en beaux personnages.

Un monde en marche

L’avènement et le développement du chapiteau (à partir de 1825 aux États-Unis) contribuent à faire du cirque un divertissement populaire dès la fin du XIXe siècle. Inséré avec succès dans la plupart des sociétés occidentales, il suscite partout la même convoitise vis-à-vis des enfants, la nostalgie et le désir chez les adultes. Le cirque, qu’il soit immense ou dérisoire, fait désormais partie de l’existence de millions de personnes. Il nourrit leur imaginaire et avive la mémoire. Il n’est donc pas surprenant que les écrivains s’emparent de ce monde en marge pour l’utiliser comme un cadre, un contexte, un effet ou un ressort dramatique.
Les histoires de cirque sont disruptives : elles exacerbent des lignes de force imprévues et bouleversent les codes établis, décrivent un monde où l’inconnu devient un héros, où l’anonyme connaît la gloire et où une situation jusque-là confortable est soudain mise à mal. Le monde du cirque est rempli de personnages flamboyants et son histoire recèle des trésors inépuisables en matière d’aventures hors normes, de situations extraordinaires et d’anecdotes amusantes, surprenantes ou tragiques. Guy des Cars a ainsi campé en 1942 sa Dame du Cirque à l’ombre d’un gigantesque chapiteau qui pourrait bien être celui du cirque Gleich, une entreprise pour laquelle le romancier a travaillé comme attaché de presse lorsque ce caravansérail géant s’est installé à Paris dans les années 1930. On imagine sans peine le jeune auteur en train d’explorer les moindres recoins d’un campement unique et engranger scènes et souvenirs. De nombreuses séquences de La Dame du Cirque lui doivent leur vérité. Le Château du Clown, publié en 1977, s’inspire de la vie aventureuse et peine de rebondissements, de l’anonymat à la gloire jusqu’à la chute du célèbre clown Adrien Wettach, plus connu comme Grock. Là encore, le souci du détail juste rend l’ensemble, au-delà de l’intrigue, plutôt convaincant.

Aventures

Le chapiteau et ses multiples vicissitudes inspirent les auteurs tout au long du XXe siècle qui en font une toile de fond tour à tour chatoyante ou désespérée. Mais surtout, le cirque y devient parfois un véritable personnage, bien au-delà d’un simple décor, aussi richement décrit soit-il. C’est le cas par exemple du Cirque Humberto d’Eduard Bass, publié en tchèque en 1952 et rapidement traduit dans de nombreuses langues à travers le monde. Le roman vibre de la même intensité qu’un spectacle, avec ses temps forts et ses instants d’émerveillement, ses moments d’oubli et ses séquences d’effroi. La trame des Zingari de Paul Vialar, publié en 1959, adapté en bande dessinée par Yvan Delporte et René Follet en 1985, puise aux mêmes sources, dans une tonalité peut-être plus expressionniste, un roman que le peintre Bernard Buffet aurait également sans doute pu illustrer… Le jaguar noir de William Quindt, un épais roman publié en 1957, incarne bien ce courant populaire nourri d’exotisme, d’aventure et où les femmes et les hommes qui les traversent sont capables de transcender leurs faiblesses pour échapper à leur condition première. Motivée par la première phrase du poème Saltimbanques de Guillaume Apollinaire, la traduction de Love, let me ot hunger de Paul Gallico (1897-1976) est édité en français en 1973, dix ans après sa publication originale. Le roman oscille entre une fresque désespérée et un parcours initiatique, avec la juste dose de tragique et d’humour pour en faire un roman « sur le cirque » plutôt réussi et très méconnu.
Un jeune homme déteste les lions. En soi, l’anecdote n’a guère d’intérêt, sauf si le garçon est issu d’une famille de dompteurs et qu’il ne rêve que de faire du trapèze ! La rencontre avec un trapéziste célèbre va bouleverser sa vie, mais leur complicité se transforme peu à peu en amour et afficher une telle liaison dans les années 1940 n’est pas chose facile. The Catch Trap un roman de Marion Zimmer Bradley publié en 1979, connaît les faveurs de la presse et du public et s’impose comme un livre fort, juste et sensible adossé à un univers très contrasté.

Le thème du cirque, notoirement sa part d’ombres, est régulièrement questionné par le romancier américain John Irving. Il en fait un élément déterminant d’Un enfant de la balle, en 1998, un contexte qu’il utilise à nouveau de manière plus distanciée en 2002 dans La Quatrième Main, et encore une fois en 2016 dans Avenue des mystères, un roman où le Cirque de la Maravilla fonctionne à la fois comme une possibilité d’acceptation de soi pour l’un des personnages et un puissant activateur d’imaginaire pour les autres, y compris pour le lecteur fasciné par le quotidien d’une troupe mexicaine, aussi démunie et pleine de fantaisie que pouvaient l’être les cirques indiens de ses deux ouvrages précités.
La contextualisation est parfois déterminante, notamment lorsque l’auteure choisit de faire référence à un passé plus ou moins lointain. Avec De l’eau pour les éléphants, Sara Gruen ouvre en 2007 le sinistre bal de la Grande dépression et confronte ses personnages à la dureté des années 1930. La mise en scène fonctionne bien et même si le puriste s’énerve un peu parfois, la plupart des références sonnent avec la justesse nécessaire pour transporter le lecteur au cœur d’une histoire dense et dure. La même année, la romancière britannique Tracy Chevalier choisit de remonter le temps pour donner à L’Innocence une dimension historique et picturale. En mêlant les figures de Philip Astley, père présumé du cirque moderne et de William Blake (1757-1827), peintre et graveur aux visions graphiques d’une puissance extraordinaire, elle noue les fils d’une aventure initiatique où le cirque semble prendre plus de place que prévu, déséquilibrant parfois la construction d’un texte où les références aux arts de la piste sont souvent maladroites. On retrouve cette même fascination dangereuse pour un thème qui peut se dérober à force de trop grand respect dans Bravoure de Danielle Steel publié en 2016. Le roman balaie l’histoire européenne et américaine à l’heure de la Seconde Guerre mondiale et fait avec une certaine naïveté la part belle à une dimension épique du cirque, souvent très éloignée de la réalité.

Intrigues

Le roman policier fournit un intéressant contingent d’ouvrages où le cirque se révèle à la fois comme un cadre, un prétexte ou un personnage à part entière. Sir Arthur Conan Doyle (1859-1930) n’a pas négligé cet univers singulier tissé de références pour y situer plusieurs de ses œuvres. The Adventure of the Veiled Lodger, publié en 1927 dans l’hebdomadaire Liberty, The Dark Tragedy of the Circus, un roman radiophonique diffusé en 1942 et The Mystery at Mandrake’s Circus, une histoire aux confins des mondes de la magie et du cirque. L’inspiration est clairement nourrie par l’esthétique d’un cirque plus victorien que moderne, mais les recoins obscurs du chapiteau et les ombres projetées des roulottes constituent une belle toile de fond pour y implanter situations et personnages. Val Andrews (1926-2006) reprend le personnage créé par Doyle pour Sherlock Holmes and the Circus of Fear, une aventure qu’il situe dans le cadre du cirque Sanger avec une photo du dompteur Jack Bonavita en compagnie de ses lions pour en illustrer la couverture.
Enquête à Médrano est publié en 1952 aux éditions Hachette par Marcel Pierre, un nom de plume composé à partir des prénoms des deux clowns partenaires, Pedro, Marcel Chausse, et Punch, Pierre Bonvallet. Ils s’appuient sur un lieu qu’ils connaissent bien pour y situer une intrigue policière classique à laquelle ils donnent un parfum de coulisses plus vrai que nature. Les auteurs se sont produits sur cette piste parisienne en duo pour des entrées clownesques issues du répertoire traditionnel, une manière pour eux d’ajouter une saveur particulière dans la description d’un univers très méconnu à l’époque de la publication.
Georges C. Chesbro (1940-2008) a créé en 1977 un personnage récurrent et singulier, le docteur Robert Fredrickson alias Mongo le Magnifique, un nain criminologue dont les qualités d’ancien acrobate sont bien utiles pour se tirer régulièrement de situations difficiles. Héros de 14 romans dont Le Chapiteau de la peur aux dents longues, Mongo appartient au monde du voyage dont il a su s’échapper pour mieux y revenir, jouant de ses multiples talents pour triompher d’un livre à l’autre. La jeune romancière suédoise Camilla Läckberg a situé l’une de ses intrigues en marge de l’univers du cirque, profitant du cadre habituel où ses héros vivent leurs aventures pour y tisser une histoire aux ramifications anciennes, initiées à l’époque où un cirque ambulant s’était arrêté à Fjallbacka, charmante bourgade où les affaires policières sont récurrentes.

Le Dompteur de lions, publié en 2016, utilise le cirque comme un simple prétexte, un point de départ fictionnel, même si le titre de l’ouvrage est sans équivoque… Avec Angle mort publié en 2013, la romancière Ingrid Astier franchit un nouveau seuil dans l’intégration d’un univers dont elle choisit d’isoler les aspérités et la part d’ombre. Elle en détaille les stances au scalpel avec une précision entomologique jusqu’à en faire un contexte à la fois tragique et romantique. Le cirque n’y est pas seulement un prétexte, mais constitue bien une métaphore de tous les dangers auxquels s’exposent les différents protagonistes de l’œuvre. Très noir, ce roman policier célèbre les noces troubles de deux mondes aux codes très stricts, mais qui résonnent finalement avec beaucoup de justesse.
La très grande diversité des productions littéraires où le cirque joue un rôle plus ou moins important atteste bien de cet attachement symbolique à un univers à la fois familier et méconnu : de Charles Dickens à Camilla Läckberg, le prisme d’écriture et de lecture est finalement aussi juste qu’équivoque, une succession de situations et d’histoires qui disent bien à quel point le cirque est un thème… inépuisable.