Cirque et littérature

Le cirque dans la littérature de jeunesse

par Pascal Jacob

« And what is the use of a book, thought Alice, without pictures or conversations ? »
Lewis Carroll, Alice's Adventures in Wonderland, 1865

 

Le malentendu ancien qui associe le cirque à l’enfance puise sans doute une partie de ses racines dans l’abondante littérature inspirée par un univers aussi âpre qu’il peut être naïf. Prétexte à des histoires remplies de bons sentiments et de personnages parfois à la limite de la caricature, ces ouvrages décrivent le cirque comme une matrice inspirante, mais paradoxalement, en dépit de leurs qualités graphiques respectives ils se ressemblent tous : ils s’appuient sur un certain nombre de stéréotypes, des intrigues très simples, des personnages similaires d’un livre à l’autre, mais aussi parfois d’un siècle à l’autre, et des résolutions sans surprises. Les trames narratives se répartissent très simplement entre une visite au cirque, prétexte facile à « montrer » toutes les facettes d’une représentation ou une ouverture dramatique, un enlèvement d’enfant ou une tension au sein d’une communauté.

Un répertoire de formes et de couleurs

Les Animaux savants de la discrète Baronne B*** née de V...L publié en 1816 pour célébrer la gloire des Franconi, ouvre le bal avec un petit volume oblong enrichi de jolies gravures d’après les dessins de Jean Démosthène Dugourc (1749-1825). Très vite, de nombreux ouvrages illustrés relaient la fascination pour un spectacle haut en couleurs qui se prête bien à de grandes compositions capables de rivaliser avec la virtuosité des représentations bien réelles. Little Alfred’s visit to Wombwell’s Menagerie publié en Angleterre en 1877 offre une bonne description d’un établissement bien réel fondé en 1810 et actif jusqu’en 1931. L’ouvrage constitue un très efficace support à la fois didactique et publicitaire, largement diffusé dans les librairies du royaume, mais peut se lire aussi comme un remarquable témoignage sur les divertissements du temps. À l’instar du somptueux Grand Cirque International, un ouvrage à système conçu par Lothar Meggendorfer (1847-1925) en 1887, véritable livre-objet qui peut se déployer sur une table ou une console. Le volume s’ouvre en demi-cercle et constitue avec ses différentes séquences animées un remarquable éventail de prouesses équestres et acrobatiques, mises en espace et en trois dimensions.

La Grande Ménagerie, « une grande exhibition en six tableaux » publiée à Paris vers 1885 par A. Capendu, appartient au même registre, mais fait appel, évidemment, à un autre imaginaire. Ces réalisations prestigieuses sont à la fois un prélude et un symbole. Elles marquent le temps du cirque et contribuent à le rendre populaire, mais elles le figent aussi dans une suite de conventions dont, paradoxalement, il n’arrivera jamais vraiment à se libérer. Plusieurs ouvrages à système s’inscrivent à travers le temps dans cette singularité, à l’instar d’El Circo de Luis Salgueiro publié en 1954 ou du très maîtrisé Humberto, attribué à Voitech Kubasta, conçu dans les années 1960 en référence au livre très populaire Circus Humberto d’Eduard Bass publié en 1941 et traduit dans de nombreuses langues, sans oublier le très graphique Magique circus tour de Gérard Lo Monaco et Sophie Strady créé en 2010.
Cette complicité forcée avec un répertoire de formes et de couleurs obligées rend néanmoins cette littérature illustrée d’autant plus précieuse. Elle stigmatise aussi, par une évidente évolution du style, la perception d’un spectacle dont les codes demeurent intangibles. Benjamin Rabier (1864-1939) y a puisé l’inspiration pour son album Le Cirque Harry-Koblan publié en 1910, mais il a également créé d’amusantes saynètes, à l’ironie mordante et dont les protagonistes explorent avec plus ou moins de bonheur le répertoire des acrobates et des jongleurs. L’un de ces dessins où une élégante joue de son manchon pour y faire sauter une joyeuse troupe de chiens savants est aussi bien une citation amusée qu’une représentation précise d’un numéro de cirque original et décalé.

Le triomphe de la gravure

Ce principe d’illustration, des images conçues pour rythmer la progression de l’histoire à travers le texte, s’inscrit dans une longue tradition d’ouvrages embellis et enrichis par des compositions peintes ou imprimées dès la seconde moitié du XVIe siècle où il s’agit d’agrémenter des ouvrages de format réduit de petites gravures sur bois. Cet effet de contrepoint va contribuer à caractériser un siècle de littérature pour la jeunesse à partir de la fin du XIXe siècle et rendre les innombrables ouvrages régulièrement publiés d’autant plus désirables pour les petits lecteurs.
Si le grand classique du genre reste Sans famille  d’Hector Malot paru sous cartonnage Hetzel en 1880 avec des illustrations d’Emile Bayard, d’autres comme Monsieur Clown par Edouard de Perrodil, illustré par J. Blass publié en 1889, Michael chien de cirque de Jack London (1876-1916) un texte publié en 1917 et dont les éditions se sont succédées avec un immense succès à travers le monde, certaines sur grand papier et à faible tirage, d’autres joliment illustrées et imprimées à des milliers d’exemplaires à l’instar de Dumbo créé par la romancière Helen Aberson en 1939 avec des illustrations d’Harold Pearl, une histoire promise à un succès planétaire, marquent à leur tour le temps du cirque. En 1923 James Otis publie Toby Tyler or ten weeks with a circus, une belle aventure initiatique pour un jeune orphelin qui s’enfuit avec un cirque de passage et y découvre la voltige et… l’amitié !

Depuis la fin du XIXe siècle un cartonnage richement orné, comme celui de la première édition du Clown Pépé d’Edgar Monteil, un grand volume illustré de cent dessins d’Henri Pille, édité en 1891, ajoute parfois un caractère spectaculaire à l’ouvrage. C’est également le cas pour Pig et Pug  d’Emile Pech édité en 1903, La Petite dompteuse d’Armand Dubarry illustré par E. Noir en 1890, Pâquerette la petite dompteuse d’Etienne Jolicler en 1928, Le Cirque et les Forains d’Henry Frichet en 1899 ou le Cirque Kutzleb de Norbert Sevestre publié en 1925.

Des personnages récurrents

L’univers du cirque fascine aussi les auteurs qui possèdent un personnage récurrent et leur offre un contexte original pour y développer des histoires ponctuelles comme Hugh Lofting lorsqu’il publie en 1924 Docteur Dolittle’s Circus, une manière d’intégrer l’univers du cirque dans une perspective plus large, un peu comme une péripétie inattendue, une parenthèse festive dans une série d’aventures sans lien réel avec les clowns et les acrobates. C’est aussi le cas pour Alice écuyère (The Ringmaster’s secret) une aventure de l’héroïne créée par Caroline Quine, un collectif d’auteurs, publié en 1953 aux États-Unis et en France en 1959. Harriet Adams est l’auteur de ce volume des aventures d’Alice Roy, jeune femme détective de River City. L’auteure anglaise Enid Blyton plonge également ses jeunes protagonistes dans le monde du cirque avec Five Go Off in a Caravan publié en 1946 devenu Le Club des Cinq et les Saltimbanques et Le Club des cinq et le Cirque de l’étoile pour la traduction française en 1965.
On retrouve cette problématique de personnages récurrents dans la catégorie des albums illustrés avec les aventures d’Ernest et Célestine une série de livres illustrés pour la jeunesse publiée par l'écrivain et illustratrice belge Gabrielle Vincent, entre 1981 et 2000. L’épisode Ernest et Célestine au cirque est publié en 1988.
Ce principe de juxtaposition ou d’intégration d’images en regard ou en habillage du texte est particulièrement efficace pour de nombreux albums inspirés par un univers qui se révèle très riche en situations surprenantes, cocasses ou effrayantes. L’Illustre dompteur par Auguste Vimar et Paul Guigou publié en 1895 en est un bel exemple : pleines pages et vignettes sont parfaitement intégrées dans la narration et donnent un caractère très particulier à l’album. La qualité des dessins d’Auguste Vimar est remarquable et il parvient, comme le fait à sa manière Benjamin Rabier, à donner une « personnalité » à chacun des pensionnaires de sa joyeuse ménagerie.

Des ouvrages naïfs et charmants

L’un des points communs graphiques de ces ouvrages naïfs et charmants est souvent la présence régulière d’une double page centrale : le format souvent inhabituel de ces livres rend l’image d’autant plus impressionnante ! C’est le cas par exemple pour Les Vacances au Cirque, publié en 1928 et illustré par Ribet (Renato Berti, 1884-1939) sur un texte d’Alex Coutet, auteur par ailleurs de nombreux ouvrages sur des sujets variés, de Buffalo Bill à Toulouse. Le cœur de l’album est une magnifique illustration de l’intérieur d’un petit chapiteau où une jeune écuyère se tient debout sur un cheval pie, une jolie référence aux bêtes souvent privilégiées par les troupes itinérantes, notamment dans les pays anglo-saxons et plus particulièrement par les tinkers irlandais. Le Cirque Cirkus par Jeanne Cappe et illustré par De Santa Rosa, publié en 1935, est enrichi de magnifiques compositions et déploie également une double page centrale conçue comme une explosion de formes et de couleurs.
D’un siècle à l’autre, les générations d’auteurs se succèdent, mais si la littérature proprement dite tend à s’essouffler, la production d’albums illustrés en revanche ne cesse de s’amplifier. Le Cirque d’Henri Kubnick et Pierre Luc publié en 1938, C’est arrivé à Issy-les-Brioches joliment illustré par André François en 1949, La locomotive Joséphine, un conte de Paul Guth illustré par Juliette Loubere en 1950, Martine au cirque de Gilbert Delahaye, illustré par Marcel Marlier dont l’héroïne a été créée trois ans plus tôt ou Kiri le Clown par Jean Image en 1966, novélisation de petits films d’animation, s’inscrivent dans la droite ligne de leurs prédécesseurs. If I Ran the Circus, un étrange album bourré d’humour et au dessin singulièrement décalé créé en 1956 par le Docteur Seuss suggère une autre perception du cirque et annonce une franche évolution stylistique à l’image du magnifique album The Circus de Brian Wildsmith publié en 1970. Rendez-vous à la Tour Eiffel en 1989 ou Petit Fiston en 2014, deux albums créés par Elzbieta, une illustratrice qui met un dessin poétique au service d’histoires pleines de sensibilité, Peter Spiers’s Circus publié en 1992, Eugenio de Marianne Cockenpot et Lorenzo Mattoti en 1998, Jésus Betz de Frédéric Bernard et François Roca en 2001, Circus circus de Madissina en 2005, 21 Éléphants sur le pont de Brooklyn de François Roca et April Jones Prince en 2015, attestent de la vigueur du cirque comme source d’inspiration, même si la nostalgie continue de nourrir l’imaginaire des créateurs avec une mention spéciale au Sidewalk circus de Paul Fleischman et Kevin Hawkes publié en 2004, où les acrobates, les jongleurs et les funambules ne sont pas là où on les attend ! Saltimbanques de Marie Desplechin et Emmanuelle Houdart, publié en 2011, est à la fois un subtil roman d’apprentissage et un somptueux livre d’images au charme à la fois troublant et attachant. Botanic circus de Frédéric Clément, également publié en 2011, poétise la prouesse et magnifie des personnages improbables : Marco, le lanceur de coquelicots ou Mademoiselle Liseron et ses belles-de-jour silencieuses, rivalisent de justesse pour écrire la partition d’un cirque drôle et décalé.