Cirque et littérature

Le cirque dans la bande dessinée

par Pascal Jacob

 

Considéré comme le premier du genre, établi comme un mode d’expression inédit né de l’imagination du dessinateur suisse Rodolphe Töpffer, l’album de bande dessinée l’Histoire de M. Jabot est publié en 1833. Cette œuvre atypique ouvre la voie à d’innombrables créations, un corpus d’œuvres graphiques où le thème du cirque, miroir du temps, va s’imposer comme une impressionnante source d’inspiration.

L’Imagerie d’Épinal par exemple produit des planches de vignettes juxtaposées où sont illustrées notamment des entrées clownesques, conçues dans leur écriture et leur développement comme de véritables numéros. Elle emploie de nombreux illustrateurs dont certains sont les pionniers de la bande dessinée.

Divertissement populaire depuis la fin du XIXe siècle, le cirque s’immisce naturellement dans la trame des histoires, prétexte à nourrir une ou plusieurs séquences, un épisode ou un volume entier en Europe comme de l’autre côté de l’Atlantique. Créé en 1902 dans les pages du dimanche du New York Herald par Richard Felton Outcault, Buster Brown, un prénom peut-être inspiré par le succès de la très jeune vedette de vaudeville Buster Keaton, est un gamin auquel il arrive de multiples aventures. Intégrée dans l’album Les Dernières aventures de Buster Brown publiées en 1910, La Peau d’Ours de Buster Brown est une illustration amusée des montreurs de bêtes qui se produisent parfois sur les places publiques. Surtout, la couverture de l’album fait explicitement référence à l’univers du au cirque et l’inscrit au rang des préoccupations enfantines…

 

L’univers du dessinateur Winsor McCay est largement imprégné par les fantaisies baroques du cirque américain de son temps. Des clowns, des acrobates, des chevaux empanachés, des animaux exotiques parcourent les rêves du jeune héros de Little Nemo et donnent un caractère flamboyant à des pages pleines de surprises graphiques publiées à partir de 1905 dans l’édition du dimanche du Herald. Le cirque n’est pas le thème littéral de ces planches, mais il n’en contribue pas moins à leur donner une tonalité familière pour tous ceux qui fréquentent les chapiteaux du Nouveau Monde.

Cases et Comics

Si l’un des premiers territoires d’exposition de ce nouveau médium est la presse, la bande dessinée est aussi parfois mise à profit par la publicité avec notamment Les Jeunes Clowns Fratellini par Gaston Dardaillon, un bel album à l’italienne publié en 1926 où les célèbres clowns, au sommet de leur art et de leur gloire, sont les héros d’aventures amusantes. Le trio est remis en question avec la disparition de Paul en 1940, mais le dessinateur Jacques Faizant leur consacrera néanmoins un album, Les Fratellini en vacances publié en 1947.
La fin de la Seconde Guerre mondiale marque une nouvelle ère pour le cirque et les grands chapiteaux qui sillonnent à nouveau les routes d’Europe motivent la création de quelques beaux albums. André Franquin ajoute une aventure à celles de ses héros Spirou et Fantasio en publiant Les Voleurs du marsupilami en 1954 : la merveilleuse créature créée deux ans plus tôt est dérobée dans le zoo qui l’accueille depuis sa capture en Palombie et cédée au cirque Zabaglione. Nul doute que ce nom est choisi en écho au succès des frères Bouglione qui se produisent tant en France qu’en Belgique. En 1956, François Craenhals crée Les aventures de Pom et Teddy, une série qui se déroule, fait rare, entièrement dans un cirque. Ce goût pour cet univers haut en couleurs se décline de multiples façons : un épisode de Flash Gordon, héros créé par Alex Raymond en 1934, est publié en feuilleton dans le Journal de Mickey dans les années 1970. Le personnage principal, devenu Guy L’Éclair en français, est prisonnier d’un cirque sidéral, exhibé dans la ménagerie et dressé comme un animal pour accomplir un numéro. En 1970, René Goscinny et Morris publient Western Circus où ils confrontent leur personnage, Lucky Luke, à la troupe d’un petit cirque ambulant. En offrant au personnage de leur directeur de cirque les traits de l’acteur américain W. C. Field, les auteurs ajoutent un soupçon supplémentaire d’humour à un album qui n’en manque pas ! Plus sage et plus naïf, Le cirque Bodoni de François Walthéry, Peyo et Roland Goossens publié en 1971 est l’occasion d’associer les pouvoirs surnaturels du petit Benoît Brisefer à un univers qui apprécie et côtoie l’exploit au quotidien. Les années 1970 sont paradoxalement fécondes : le cirque français traverse l’une de ses crises les plus sévères, mais les albums se multiplient, de La caravane de la colère de Paul Cuvelier et Greg en 1973 à Coups de griffes chez Bouglione par Tibet et André-Paul Duchâteau en 1977. En 1973, Le Petit Cirque de Fred, un album singulier, d’une poésie étrange, qui n’est pas sans rappeler l’esprit de La Strada de Federico Fellini, marque néanmoins un tournant dans la perception et la traduction esthétique d’un cirque en train de muter. Le dessin puissant de Silence de Didier Comès en1980, s’il continue de s’appuyer sur un cirque aux accents d’hier, annonce à la fois d’autres rigueurs et d’autres libertés de style pour de nombreux albums à venir. Publié en 1996, L’Enfant penchée de François Schuiten et Benoît Peeters, 6e volume de la série Les Cités obscures, est de ceux-là, mêlant technique du roman-photo et dessin acéré pour l’un des albums les plus originaux de la décennie.

Cadre ou reflet

Parfois prétexte, souvent thème à part entière, la représentation du cirque semble entrer dans une phase de maturité, teintant les histoires d’un parfum d’austérité, d’étrangeté et surtout d’originalité. Les Zingari d’Yvan Delporte et René Follet, d’après le roman de Paul Vialar, initialement publié en feuilleton dans le Journal de Mickey en 1972 et dans Spirou en 1985, ou Melmoth de Marc-Renier et Rodolphe en 1990 à l’histoire joliment construite et aux couleurs subtiles restent très classiques, mais d’autres vont rapidement transcender l’univers du cirque pour en faire un langage très contrasté. La fantaisie imprègne les trois tomes de Mangecœur de Mathieu Gallié et Jean-Baptiste Andréae en 1993, les quatre volumes de Ring circus de David Chauvel et Cyril Pedrosa en 1998 ou avec Les Farfelingues de Régis Loisel et Pierre Guilmard, publiés en trois tomes entre 2001 et 2004. Des histoires très charpentées, creusant des thèmes de société, mêlant tensions et humour, parfois reflets d’un fait divers ou d’une histoire vraie, sans guère de concessions sur le plan graphique, continuent de valider le cirque comme une puissante source d’inspiration. Le cirque aléatoire de Sylvain Ricardet et Christophe Gautier, deux tomes publiés en 2004, Le Sourire du clown de Luc Braunschwig et Laurent Hirn, trois volumes publiés en 2005 comme American seasons d’Yves Vasseur et Romain Renard ou The Ape de Cédric Perez en 2008 d’après le film de Willim Nigh (1940) avec l’acteur Boris Karloff, symbolisent bien cette remarquable diversité dans l’approche d’un univers encore très empreint de nostalgie.
La décennie suivante, inachevée, est jalonnée d’œuvres singulières où Blood circus de Guillaume Clavery et Paul Drouin en 2011, Le cirque – Journal d’un dompteur de chaises, d’Iléana Surducan en 2012 répondent bien à Blacksad de Juan Diaz Canalès et Juanjo Guarnido, une magistrale composition où le lecteur est tenu en haleine dès la formidable séquence d’ouverture en 2013. L’inquiétant et magnifique Clown de Louis et Jean Louis Le Hir, trois volumes publiés entre 2012 et 2015, l’exceptionnel album La Lumière de Bornéo, une nouvelle aventure de Spirou et Fantasio par Frank Pé et Zidrou en 2016 ou Quand le cirque est venu par Stéphane Fert et Wilfrid Lupano et Les gueules rouges de Jean-Michel Dupont et Eddy Vaccaro en 2017 magnifient avec une densité de ressources graphiques surprenante un monde dont l’âme et la chair n’en finissent pas de suggérer de nouvelles aspérités visuelles, profondes et sensibles.