Cultures

par Pascal Jacob

« J’avais été souvent frappé de la facilité avec laquelle les pianistes peuvent lire et exécuter, même à première vue, un morceau de chant avec son accompagnement. Il était évident, pour moi, que par l’exercice on pouvait arriver à se créer une faculté de perception appréciative et une habileté au toucher qui permettent à l’artiste de lire simultanément plusieurs choses différentes, en même temps que ses mains s’occupent d’un travail très compliqué. Or, c’est une semblable faculté que je désirais acquérir pour l’appliquer à la prestidigitation. (…) J’eus recours à l’art du jongleur, dans lequel j’espérais trouver des résultats, sinon semblables, du moins analogues. »
Robert Houdin, Confidences

Légendes et réalités

Depuis plusieurs millénaires, on jongle avec des fruits, des balles de cuir ou d’argile… Ce dernier matériau a été réinvesti par le jeune jongleur Jimmy Gonzales que la manipulation de boules de glaise a conduit à une performance exceptionnelle au cœur d’une exposition dédiée au sculpteur Auguste Rodin au musée des Beaux-arts de Montréal. Cet écho spectaculaire du passé renforce l’intuition d’une pratique spontanée, ritualisée et codée, mais susceptible de s’épanouir à partir d’éléments rudimentaires, littéralement « à portée de main ». Cette simplicité extrême offre à une pratique souvent ludique un caractère d’immédiateté et de proximité. C’est par un patient système de filtration et de stratification des manipulations que plusieurs pans du jonglage moderne se sont élaborés. De nombreux vases grecs, cratères et rhytons façonnés et peints autour de 450 avant J.-C. représentent des jongleurs et des jongleuses. Leur aisance et leur virtuosité semblent indéniables. La souplesse perceptible des corps suggère une mobilité acrobatique associée à la manipulation de balles de cuir ou de bois.
Qu’il s’agisse du Chinois Lan Zi, capable de jongler avec sept épées sous le règne de la dynastie Song, des jongleuses égyptiennes représentées sur les parois d’une tombe sur le site de Beni Hasan, du Rabbi Shimon ben Gamliel qui jongle avec dix torches enflammées ou des légionnaires romains entraînés au jonglage pour acquérir un surcroît d’habileté dans le maniement des armes, c’est bien la dextérité qui unifie ces pratiques identifiées à travers les âges. Elles oscillent entre divertissement, rite et exercice guerrier, mais elles nourrissent surtout un même objectif : acquérir une forme de virtuosité à la fois utile et forcément étonnante. Tulchinne, le bouffon du légendaire Conaire Mór, haut roi d’Irlande dont le règne pourrait être contemporain de l’avènement du Christ, est capable de jongler avec neuf épées, neuf boucliers d’argent et neuf pommes d’or.
L’histoire de Séadanda, un autre héros celtique légendaire rebaptisé Cúchulainn lorsqu’il tue à l’âge de 5 ans le chien féroce qui menace de l’égorger, puise aux mêmes sources et ne déroge pas à la règle. Surnommé le cheminant ou le contorsionniste, notamment pour son agilité à se fondre dans de multiples apparences, il est capable de jongler avec neuf pommes et atteste à ce titre d’une indéniable virtuosité. Il ancre ainsi le jonglage au registre des capacités hors normes susceptibles d’identifier un personnage à l’heure de faire résonner ses exploits.

 

Habiletés

Sela et Mele, Moana Takai ou Sulia Fonua ont plusieurs points communs. Ce sont des femmes, elles sont citoyennes du royaume de Tonga, mais ce sont surtout des jongleuses. À peine sorties de l’adolescence, jeunes vendeuses de rue ou aimables retraitées, elles partagent un étrange savoir-faire transmis depuis d’innombrables générations. Elles pratiquent toutes le Hiko, un jonglage du quotidien qui peut s’accomplir sur une simple impulsion en cueillant quelques fruits verts et légèrement ovoïdes qui s’offrent à portée de main. Une estampe de 1793 illustre cette aptitude spectaculaire, mais les origines de cette manipulation seulement maîtrisée par les filles et les femmes du royaume semble remonter au peuplement du territoire. La plupart d’entre elles jonglent avec aisance avec trois « balles », voire quatre ou cinq, participent à de conviviales compétitions, mais bien peu caressent l’espoir d’atteindre l’exceptionnelle et légendaire manipulation avec dix fruits ! Ce jonglage « impulsif » s’accompagne de paroles chantonnées dont les praticiennes ne connaissent pas toujours le sens, mais qui sont elles aussi transmises de génération en génération. Ce jeu, partagé par un très grand nombre d’îliennes, semble aussi enraciné et prodigue que d’autres traditions ancestrales et constitue la trame vive d’une culture protéiforme.
D’un continent à l’autre, d’un siècle à l’autre, la manipulation d’objets se révèle à la fois comme une pratique locale, urbaine ou rurale, associée à un rite funéraire ou agraire, mais également comme un prétexte à la création d’œuvres ou de formes artistiques décalées d’une quelconque réalité de terrain. Ce registre s’épanouit notamment au travers des jongleurs mondains, vêtus à la mode copurchic, une tendance qui vise à l’harmonie de la silhouette, parfois en calculant au millimètre près la longueur d’un revers ou la hauteur d’un talon. Ces gentlemen manipulateurs de cannes, chapeaux, boules de billard ou coupes et verres de cristal, semblent se rendre ou revenir d’une soirée et abolissent par leur apparence la limite entre la piste et les gradins. Ils s’imposent comme un reflet du temps, une projection d’un corps social qui s’accorde bien aux derniers éclats d’un cirque en train de muter. Ce registre singulier rayonne entre 1870 et 1910 pour s’estomper après la Première guerre mondiale.

 

La dextérité au service d’un propos ou d’une expérience est également partagée par des moines shintoïstes qui utilisent la manipulation d’objets comme un support à la concentration. La pratique de l’Edo Daikagura, un jonglage conjuratoire exécuté au nom de la divinité Jingu est l’incarnation d’une performance sacrée progressivement muée en divertissement. Le Daikagura est l’une des formes issus du Kagura, une pratique qui plonge ses racines au cours de la période Heian. Si sa « signature » est le shishi mai, l’équivalent de la danse du lion pour les chinois, le Daikagura intègre aussi du jonglage et notamment l’art de faire tourner de petits objets, à l’instar d’un minuscule cerceau, sur une ombrelle ouverte.

Le Daikagura est devenu un jeu de rue au Japon, présenté notamment à l’occasion de fêtes populaires, une résurgence des pratiques foraines très en vogue sous l’ère Meiji et qui suggère à quel point la manipulation d’objet sous toutes ses formes peut se lire et s’apprécier sous toutes les latitudes, ancrée dans les sociétés qui la valorisent à des titres souvent très différents.