Cultures

par Pascal Jacob

Juglar, juglator, joculator, mais aussi pilarius, qui tire son nom du suffixe pila, balle : la terminologie en lien avec la manipulation d’objets, et par extension le jonglage, est à la fois diverse et explicite. Le terme générique Joculator, apparaît pour la première fois dans un décret du concile d’Agde de 506 où il est appliqué aux clercs gyrovagues. Il tend à supplanter le terme d’histrion, mais il incarne sans la moindre équivoque la dépravation et la luxure. La notion de jeu, mêlée à celle d’habileté, imprègne des mots aux racines latines, romanes ou médiévales, mais dont le dénominateur commun reste l’identification d’un savoir-faire capable de provoquer la stupéfaction, l’incrédulité et l’admiration. De cette arborescence intuitive, les jongleurs tirent à la fois un imaginaire et des effets, mais ils s’ancrent également dans des registres imprévus…

En Occident, véritable phénomène culturel de son temps, le jongleur médiéval est un intendant des plaisirs, mais c’est aussi un vagabond errant aux multiples savoirs, l’enchanteur obligé des étapes et des escales, celui qui d’un tour, d’un air ou d’un saut égaie les festins, les noces et les veillées… Pendant quelques siècles, manipulateurs de mots comme d’objets, les jongleurs font profession de divertir les hommes qu’ils croisent au hasard de leurs pérégrinations. Leur seul nom recèle des promesses infinies de plaisir, mais il fréquente aussi de très près les braises de l’Enfer. Au XIIe  siècle, Honorus d’Autun suggère à propos des jongleurs qu’ils sont « du fond de leur âme, les ministres de Satan ». Pour inquiétante qu’elle soit, cette ambivalence nourrit néanmoins l’imaginaire des tailleurs de pierre qui sculptent pour l’éternité tout un peuple de bateleurs ou les « purs » jongleurs côtoient musiciens et acrobates. Cette statuaire d’une très grande richesse interprétative rend bien compte de l’extraordinaire diversité des pratiques spectaculaires offertes au cours des siècles sur les chantiers de construction des édifices religieux.
Une sculpture déposée, qui provient peut-être du portail d’une ancienne église aujourd’hui détruite, représente un homme mi-danseur, mi-jongleur dont l’attitude exprime à la fois le mouvement et la dextérité. Il lance de la main gauche une balle qu’il s’apprête à rattraper avec la main droite. Savamment inséré dans une anfractuosité soigneusement évidée dans la pierre, il synthétise l’élégance formelle du baladin capable de stupéfier les badauds rassemblés pour l’applaudir, mais aussi et surtout l’impulsion créatrice du sculpteur qui l’a vu, admiré et représenté. Sur le portail de Notre-Dame de l’Assomption à Maillé en Vendée, les jongleurs sont juchés sur les épaules de solides porteurs.

Corps imagés

La statuaire est une source inépuisable de références, mais la littérature et l’opéra, par l’intermédiaire des livrets notamment, se sont également inspirés de la figure du jongleur pour la création d’œuvres singulières. Le Jongleur de Notre-Dame, l’une des nouvelles du recueil L’Étui de nacre d’Anatole France publié en 1892 est inspirée par un récit du Moyen Âge où un simple bateleur devient le héros d’une jolie parabole. Au temps du roi Louis, il y avait en France un pauvre jongleur nommé Barnabé. Natif de Compiègne, il allait par les villes et les campagnes, exécutant dès les premiers beaux jours de nombreux tours d’adresse et de force au hasard de ses étapes. Les jours de foire, comme pour reproduire un rituel immuable, il étendait sur la place publique un vieux tapis tout usé, délimitant ainsi son aire de jeu. Après avoir attiré les enfants et les badauds par des propos plaisants qu’il tenait d’un très vieux jongleur et auxquels il ne changeait jamais rien, il prenait des attitudes qui n’étaient pas naturelles, posant une assiette d’étain en équilibre sur son nez. La foule le regardait d’abord avec indifférence.
Mais, quand se tenant sur les mains la tête en bas, il jetait en l’air et rattrapait avec ses pieds six boules de cuivre qui brillaient au soleil, ou quand, se renversant jusqu’à ce que sa nuque touchât ses talons, il donnait à son corps la forme d’une roue parfaite et jonglait, dans cette posture, avec douze couteaux, un murmure d’admiration s’élevait dans l’assistance et les pièces de monnaie commençaient à pleuvoir sur le tapis. Après moult tribulations, Barnabé devint moine et n’eut de cesse de pouvoir, à l’instar des autres frères, rendre hommage à la Vierge. Incapable d’écrire des louanges ou de peindre de subtiles enluminures, il se glissait chaque jour dans la chapelle votive et y produisait ses tours au pied de l’autel… À l’instant où il fut découvert et accusé de démence et de sacrilège, la Vierge descendit les degrés de l’autel pour venir essuyer la sueur sur son front, rendant son offrande quotidienne aussi juste que celles des autres moines.

En 1717 François Couperin crée Les Fastes de la Grande Ménestrandise dont le troisième segment s’intitule Jongleurs, sauteurs et saltimbanques, avec les ours et les singes. Les thèmes médiévaux sont également très en vogue très en vogue au XIXe siècle et le compositeur Jules Massenet s’est appuyé sur cet intérêt singulier pour créer le miracle lyrique Le Jongleur de Notre-Dame sur un livret de Maurice Léna explicitement inspiré par l’œuvre d’Anatole France et créé le 18 février 1902 à l’Opéra de Monte-Carlo. Dans La jongleuse, roman publié au Mercure de France en 1900, Marguerite Eymery dite Rachilde fait de la jonglerie un usage à la fois métaphorique et littéral en créant un personnage qui jongle aussi bien avec ses conquêtes masculines qu’avec des couteaux. Romain Gary évoque également dans Les Mangeurs d’Étoiles et La Promesse de l’Aube la jonglerie avec des balles. En 1979, l’américain Robert Silverberg entame la rédaction du Cycle de Majipoor, une œuvre singulière qui s’inscrit dans le registre de la fantasy et dont le premier volume publié en 1980, Lord Valentine’s castle, décrit des extraterrestres dotés de quatre bras et reconnus comme d’éminents jongleurs…

 

Regards d’artistes

La pratique du jonglage peut aussi s’interpréter avec humour dans le registre de la caricature. Un maître du genre, l’illustrateur Jean-Jacques Grandville (1803-1847), a notamment portraituré le roi Louis-Philippe en banquiste, debout sur une estrade de foire, le chef orné d’une couronne de plumes, l’ornement classique des écuyers et des danseurs de corde du temps. Le monarque, comparable à un digne représentant des dynasties Lalanne ou Franconi, est flanqué d’un coq pensif et d’un perroquet chamarré et il manipule en virtuose un sac d’or, le glaive de la Justice, une charte et quelques autres menus objets à forte connotation politique. Cette ductilité des symboles et des institutions férocement moquée par Grandville trouve une amusante résonance dans l’un des premiers numéros créés par le Pickle Family Circus de San Francisco dans les années 1970. Un groupe de jongleurs fait valser des mallettes remplies de billets de banque pour illustrer avec un mélange d’ironie et de virtuosité les méandres secrets des circuits financiers.