Origines

par Nathalie Vienne-Guerrin et Philippe Goudard

L’origine du clown est souvent située au cirque où il s’est construit une identité universelle après la naissance de ce spectacle à la fin du XVIIIe siècle. Cependant le clown est apparu en Angleterre deux cents ans auparavant.

Le surgissement du clown

Victor Bourgy nomme le « surgissement du clown » l’émergence d’un mot et d’une figure théâtrale sur les scènes des playhouses élisabéthaines autour des années 1590.
Selon l'Oxford English Dictionary, le terme clown apparaît en Angleterre au cours de la seconde moitié du XVIe siècle et désigne un personnage, un emploi et une spécialité d’acteur. L’analyse lexicale montre qu’il est tantôt le clown des champs, le rustaud. Lié au terme clot, ou clod, qui renvoie à une motte de terre, il évoque le gars de la campagne, le péquenaud, le paysan, le rustaud, le lourdaud, celui qui n'a pas de manières, ce qui donne une idée des connotations négatives associées à la figure de ce clown rustique. Il est par extension associé à la bêtise. Mais il est aussi le clown des villes : la tête d'affiche. Et le terme clown renvoie très vite également à l'acteur comique qui tient une place à part dans le théâtre élisabéthain, à la fois membre de la troupe et électron libre à qui le dramaturge réserve un espace de jeu spécifique et pour qui il écrit des rôles comiques de clown, de fou (fool) ou de bouffon (jester). Le mot clown est donc également un terme technique de l’univers professionnel du théâtre. Mais quand il figure dans le script de la pièce, il revêt le sens du personnage de paysan, de rustre (rustic) ce que les Élisabéthains appellent un country clown.

Le clown et le fou

Le clown est rustique, tandis que le fou est raffiné, le clown est de la campagne, tandis que le fou est des villes, le clown est corps tandis que le fou est esprit : les types de la future comédie clownesque du XIXe siècle sont déjà présents sur la scène élisabéthaine.
Cependant les titres des ouvrages écrits par les clowns élisabéthains, ainsi que les ouvrages critiques et historiques qui explorent la figure du clown à l’époque élisabéthaine révèlent un brouillage entre fool, jester et clown. Ce mélange traduit la porosité des limites, lorsqu’il s’agit du clown, entre personnage et acteur et entre différentes figures et modes comiques que le clown semble catalyser.

Les clowns élisabéthains entre corps et esprit

Les clowns élisabéthains oscillent entre la balourdise et le raffinement verbal, entre la performance physique et la finesse d'esprit.
Will Sommers, clown Tudor, célèbre bouffon de la cour d'Henry VIII, se classe parmi les clowns « artificiels » plutôt que les bouffons « naturels », c'est-à-dire qu'il n'est pas simple d'esprit mais artiste de talent. Il est connu pour ses jeux d'esprit plus que pour ses exploits physiques.
Richard Tarlton est identifié comme étant le premier clown de théâtre. Il rejoint la troupe des King's Men en 1583. Tarlton est connu pour son physique grossier et pour ses jigs, interludes populaires chantés et dansés qui mariaient improvisations, musiques et numéros de clown souvent farcesques et obscènes, par lesquels on clôturait souvent un spectacle et qui pouvaient changer la tonalité de la fin de la pièce. Le clown Tarlton joue le campagnard transposé à la ville qui porte un regard distancié sur la vie citadine. Il incarne ainsi les deux sens du terme clown, le rustaud et le comédien star. Dans les années 1580, Tarlton introduit au théâtre son style d’homme associé à la bière et aux tavernes, ce qui constitue une innovation expliquant son succès et le relie, pour certains critiques, au personnage de Falstaff.
William Kemp, acteur célèbre du théâtre élisabéthain, est l'un des membres fondateurs des Lord Chamberlain's Men (Comédiens du Chambellan) et poursuit la tradition du clown rustique dans les années 1590. Kemp, excellent danseur, est célébré lui aussi pour ses jigs qui laissaient leur marque dans les esprits des spectateurs. La plupart de ces rôles reposent sur une langue grossière et défaillante et sur des jeux physiques. Il est possible que la disparition du personnage de Falstaff dans Henri V soit dû au départ de Kemp en 1599, qui se voit remplacé par un nouveau clown d'un autre genre, Robert Armin. Ainsi, le passage au cours duquel Hamlet blâme les clowns pour leurs improvisations excessives (Hamlet, 3.2) peut être lu comme une dénonciation du style de Kemp jugé désormais trop grossier pour servir les subtilités du texte shakespearien.
Robert Armin commence sa carrière avec Tarlton et succède à Kemp sur la scène shakespearienne en 1599-1600. Avec Armin, le clown devient une figure plus subtile dans des rôles où l'esprit prévaut sur le corps. Parmi les acteurs principaux de Shakespeare, il joue des rôles de fous sages mais, excellent chanteur et auteur il écrit son essai sur « les sortes de fous », Fool upon Fool (1600), et contribue à faire évoluer le clown vers des rôles de fous plus intellectuels où les jeux de mots et d'esprit prévalent sur l'acrobatie physique.

 

Avant le clown : ascendances et voisinages

Il y a donc un avant et un après l’apparition du nom et la figure du clown au XVIe siècle qui devrait n’autoriser l’emploi du terme qu’après cette date.
De nombreuses généalogies du clown existent dans lesquelles il est relié à des figures précédentes. Dans la branche européenne occidentale, y sont cités entre autres, Bromios le turbulent, une des manifestations de Dionysos, les acteurs du drame satyrique, les serviteurs transgressifs des comédies d’Aristophane, les masques des atellanes romaines et les valets des comédies de Plaute, les protagonistes des fêtes rituelles d’inversion et des carnavals, les sots des sotties, les bouffons (jesters) et farceurs, les fous de cour, les fools de scène, les diables des mystères et moralités médiévales puis de la Renaissance et leur valet, le Vice. On y croise aussi les zanni de la commedia dell’arte ou encore Arlequin, dont la contemporanéité d’émergence, la fonction comique et le statut de serviteur en font des cousins du clown. Mais fixer cette généalogie ascendante du clown si souvent relatée supposerait que l’on puisse établir avec certitude des filiations linguistiques ou formelles, ce qui se révèle en pratique particulièrement délicat.

 

 

Certains rattachent le clown aux bouffons, sans doute pour ses jeux grotesques et ridicules, ses travestissements et transgressions codifiées produisant le rire durant le carnaval, où l’on peut franchir les interdits, dépasser les règles et feindre la folie (étymologiquement le bouffon est celui dont les joues gonflées déforment le visage ; la folie désigne celui ou celle dont la tête « est emplie de vent »).
Un voisinage est proposé avec les sots, satiristes jouant des « sotties » dans le Paris du XVIe, pièces politiques qui postulaient que la société est composée de fous. Ils portent des bonnets ornés d’oreilles d’ânes. Les sotties sont données en même temps que les farces et les moralités où le Malin, selon un scénario invariable, en bouffon paillard et transgressif, tente de détourner telle ou tel saints homme ou femme du droit chemin et l’entraînent vers les péchés capitaux, permettant à la Vierge de les sauver in extremis des enfers. Dans les moralities britanniques ce personnage perturbateur et comique est le valet du diable : the Vice.

 

 

Le fou est rapproché du clown. D’abord exhibé pour ses difformités dans des collections privées de curiosités pour l’amusement des princes, le fou de cour (fool en anglais) est un professionnel du rire. Autorisé à tous les désordres sous réserve qu’il amuse et flatte le pouvoir dans les strictes limites qui lui sont accordées, il a pour fonction de dire tout haut ce qu’on tait d’ordinaire, il a toute licence, au bon vouloir du prince, et à ses risques et périls. Nombreux passent à la postérité, L’Angély sous Louis XIII et Louis XIV, Brusquet sous François Ier et ses successeurs, Archibald Amstrong sous Jacques Ier, une femme, Jane The Foole de Catherine Parr, Mary I, et Triboulet sous Louis XII et François Ier, dont Victor Hugo puis Giuseppe Verdi et Nicolas Piave s’emparent pour défier à leur tour le pouvoir et la censure.

 

 

 

Enfin, quelques coïncidences et similitudes formelles peuvent permettre d’argumenter en faveur d’une persistance et d’une continuité de la symbolique de ces différentes figures chez le clown. Les oreilles d’ânes et crêtes de coqs (coxcombs) qui ornent les bonnets des bouffons, des sots et des fous, les grelots attachés à leurs coiffures ou leurs membres pour les fêtes carnavalesques ou la Morris danse, sont également présents sur les costumes des clowns du théâtre élisabéthain et jusqu’à nos jours.
Leurs fonctions symboliques et sexuelles, signes d’effervescence corporelle et psychique, se perpétuent jusque dans les formes les plus contemporaines de la clownerie