L’Auguste

par Pascal Jacob

La première mention avérée de « l’Auguste », personnage comique identifié comme une silhouette et un caractère à part entière se trouve dans un livre rarissime1 publié en 1897 à l’occasion du cinquantenaire de la fondation du cirque Renz. L’ouvrage, purement commémoratif, recense l’ensemble des artistes et évènements impliqués dans un grand nombre de représentations données entre 1846 et 1896. À la date du 3 novembre 1874, l’auteur, Alwill Raeder, mentionne un « écuyer de 30 ans » qualifié d’Auguste et qui apparaît sur la piste à la faveur, selon les sources, d’une circonstance fortuite ou d’un geste raisonné et planifié. Cette imprécision historique est révélatrice de la versatilité du personnage et de la difficulté de le borner dans le temps, mais elle définit aussi en creux la diversité de ses origines.

La version communément admise implique la ville de Berlin, la piste du cirque Renz et l’acrobate et écuyer Tom Belling, membre de la troupe depuis 1869. Sollicité par Ernst Renz pour créer une nouvelle silhouette comique, Belling s’affuble d’un habit trop long ou trop petit, s’engouffre dans un vomitoire et s’affale de tout son long le nez dans la poussière.

 

 

Sociable et polyvalent, Belling endosse avec souplesse ce rôle neuf qui lui permet d’utiliser toute l’étendue de sa palette de talents. Malhabile, il provoque l’hilarité des spectateurs et s’attire par la même occasion de joyeux quolibets. Le public berlinois, direct et chahuteur, n’hésite pas à le traiter d’idiot, Dummer August en argot du temps, une raillerie, idéalement accordée à l’allure et à la stupeur de l’artiste ainsi moqué. Auguste, acrobate ou écuyer maladroit, est né. Cette identité toute neuve reste néanmoins associée à la figure du clown et Belling est précisément annoncé comme Der Clown « August ». Le 26 février 1880, six ans après sa première apparition, à l’occasion d’une soirée bénéfice à son profit, Tom Belling s’impose au cours de la représentation dans plusieurs interventions, passant du rôle de Professeur de magie à celui de matador ou d’écuyer comique.

 

Silhouettes et personnages

Très vite, le personnage va se développer et gagner une certaine autonomie. Monsieur Auguste apparaît seul en piste ou en contrepoint de l’écuyère indifférente, fixant ainsi pour l’éternité son image d’amoureux éconduit et désespéré. Il perd son titre et sa majuscule lorsqu’il attire l’attention du Clown, déjà très présent sur la piste depuis le début du XIXe siècle. Ce dernier va très vite saisir l’intérêt d’une association avec ce nouvel arrivant et contribuer ainsi à fonder le duo comique et les prémices d’un répertoire. Dans un premier temps, les programmes des cirques à vocation équestre vont mentionner la présence sur la piste du Clown, expressément suivi de son patronyme, et du clown Auguste, un nom comme un générique, mais surtout comme une identité singulière susceptible de différencier deux « clowns » en puissance.

 

 

En devenant les deux entités d’un couple, clown et auguste bouleversent les lignes de force qui les constituent. Le clown se décharge de sa dimension victimaire sur l’auguste et devient progressivement à la fois un despote et un faire valoir. Ironie du sort, le clown élisabéthain, premier du nom, a toutes les apparences d’un… auguste tel qu’il va se formaliser au fil de ses mutations. Dans une certaine mesure, Tom Belling est « élégant ». Il arbore une tenue de soirée légèrement décalée, mais il conserve une allure relative. Beaucoup d’autres après lui continueront de porter redingotes et fracs avant que l’apparence de l’auguste ne se démultiplie franchement et que des tenues bariolées ne se substituent aux teintes plus sourdes des vestes et pantalons affichés par les héritiers directs de Belling.

 

 

Nez et masque

L’une des caractéristiques initiales de l’auguste est la démesure de son vestiaire : Albert Fratellini a structuré une silhouette très différente de celles de ses prédécesseurs en croisant un vagabond dans un bar de Londres. Séduit par l’allure de l’homme, il lui a proposé un échange de vêtements et il s’est composé une silhouette singulière. Les éléments déterminants de cette « création » sont un ample manteau et une paire de chaussures trop grandes et très fatiguées. Ces deux pièces vont constituer une matrice efficace pour des générations d’augustes. Le glissement vers un vestiaire aux couleurs franches va passer par une étape intermédiaire à base de rayures et carreaux trop larges pour ne pas être caricaturaux.

 

 

Néanmoins, bien au-delà de son apparence, c’est dans ce qui le compose théâtralement et artistiquement que l’auguste se révèle et se différencie du clown. Il impose une forme de fragilité liée à l’enfance et développe un vocabulaire particulier où se mêlent candeur et naïveté, mais aussi gourmandise, goût du jeu et de la dissimulation sans conséquence. En cela, il se rapproche curieusement de certaines caractéristiques du personnage d’Arlequin, mais il se forge aussi un caractère aux multiples aspérités. L’auguste est d’abord un partenaire, associé au clown à partir de la fin du XIXe siècle. Dans un premier temps le duo s’incarne naturellement avec des artistes comme Foottit et Chocolat, mais très vite apparaît un premier trio composé de Paul, François et Albert Fratellini. Ce nouvel ordre des choses enrichit la discipline et inspire de nombreuses équipes clownesques.

 

 

Entre 1900 et 1930, duos et trios se multiplient, souvent avec succès, mais le rapport de force entre le clown et l’auguste, l’un ordonne, l’autre exécute, est parfois complexe à gérer. L’un des premiers augustes à s’affranchir d’une telle tutelle est Grock. Progressivement, les augustes choisissent de s’exprimer seuls et de Charlie Rivel à Achille Zavatta, ils sont nombreux à connaître de remarquables carrières. Aujourd’hui, la frontière est de plus en plus poreuse entre les deux caractères comiques et des artistes comme les Colombaioni, David Shiner, Peter Shub ou Ludor Citrik sont à la croisée des expressions, mêlant subtilement des traits distinctifs attachés aux deux caractères longtemps opposés et devenus complémentaires.

 

 

 

1. Alwill Reader, Der Circus Renz in Berlin, 1846-1896, Berlin, Ullstein & Cie, 1897.