Cultures

par Philippe Goudard, Wei Liang, Marisa Ribeiro Soares et Rafael Resende Marques Silva

Le rire est un phénomène anthropologique universel. Chaque culture a ses faiseurs de rire dont les modalités et les finalités diffèrent. Les points communs sont aussi nombreux que les nuances entre les expressions du comique.

Le clown universel

La figure, née en Europe au XVIe siècle, est une figure planétaire. Tour à tour raffinée et rustique – le clown et l’auguste – ou cinématographique, plusieurs mutations l’ont conduite à se stabiliser. Est clown, ou clowne, tout artiste et toute personne dont le comportement, volontairement ou à son insu, déclenche le rire. Le terme est même entré dans le langage courant : « quel clown ! »
Le clown occidental est l’expression d’une culture, d’un état d’être au monde interagissant avec une époque, une pensée, une histoire politique. Contemporain de l’émergence de la propriété privée et du capitalisme, la figure inédite du clown est le résultat esthétique d’un processus historique qui le met en phase avec la culture marchande et citadine. Ses différentes expressions répondent aujourd’hui aux besoins des industries culturelles et du divertissement, de la publicité et la consommation, de la médiation pédagogique, thérapeutique ou sociale. La culture occidentale a conservé la bipolarité initiale de la figure, entre celles du joker et du tramp.
Désignable et identifiable par tous, le personnage a un nom, un schéma comportemental, une silhouette. Élégante, blafarde et inquiétante dans la lignée de Joseph Grimaldi, elle est le plus souvent aujourd’hui réduite à un nez rouge hérité de la face congestionnée de l’alcoolique ou du paysan, du masque de l’auguste, mais aussi de la bande dessinée et du dessin animé. Elle oscille entre l’intelligence ludique ou manipulatrice d’un clown blanc ou d’un fool (Francesco Caroli, Raymond Devos, le joker) et celui que l’on moque pour sa candide ignorance. Le clown rejoint alors l’enfance et sa part la plus tendre, onirique voire métaphysique (Buster Keaton, Charlie Rivel, Dimitri, Slava Polounine) mais aussi rassurante (les Clowns docteurs, Clowns Sans frontières) ou attractive (Ronald de MacDonald).
Tragique ou effrayante enfin, est la figure dominante de l’exclu. Mal adapté, étranger non sédentaire, pauvre mais digne (Charlot, Iouri Nikouline, Otto Griebling) on s’en moque ; difforme, décalé, monstrueux, il dérange (Coluche) ; malveillant, on le craint (It). Antonyme de la richesse, de la beauté, du succès, il est alors une représentation de la différence à laquelle la mise en spectacle codifiée procure une occasion d’intégration et conjure l’angoisse de toute une société : l’échec.

 

Les rôles comiques en Chine : de Paiyou à Xiaochou

Plusieurs cultures extra-européennes ont elles aussi formalisé la production du rire. En Chine, le rôle comique est une figure essentielle de l'acrobatie chinoise (Zaji) et de l’opéra de Pékin.

 

俳优 Paiyou : la figure comique de Zaji

En Chine 杂技 (Zaji) que l’on traduit en français par « acrobatie » ne désigne pas uniquement cette discipline mais tout un ensemble d’arts performatifs à l'histoire millénaire. Présent dès l'émergence de l'acrobatie chinoise sous la dynastie Qin (221 -206 avant J.-C.) le comique joue un rôle très important sous la dynastie des Han (202 à 220 avant J.-C.), où l’acrobatie chinoise prend la forme d’un art de divertissement complet et varié, les Cents Jeux : acrobatie au sol ou aérienne, le jonglage, le dressage, et les tours et performances les plus divers : danses, combats, illusions, et jeu comique.
L’acteur comique y est appelé 俳优 (Paiyou), nom qui signifie « qui soulage la douleur ». Il apparait pendant les fêtes, les réunions et d’autres activités de loisirs. Il joue pour l'empereur et le public, provoque le rire par des performances ironiques et bouffonnes. Il danse ou raconte des histoires au rythme du tambour. Il est aussi présent sous forme de statuettes funéraires, très populaires à l'époque.

Le rire ritualisé

Le linguiste et sémiologue Paul Bouissac, après quarante années d’observations de terrain sur les clowns professionnels en Europe, Amériques et Asie, décrit à Java les Punakawan, interrompant le déroulement du récit ritualisé du Ramayana par des commentaires ironiques et des blagues idiotes. Il considère l’art du clown comme un « rituel séculier » (Bouissac, 2015, 81). Les ethnologues ont observé différentes cultures où des pratiques ritualisées cherchent à produire le rire. Eric Smadja (1993, 83-123) en dresse un inventaire : les Nambikwara brésiliens étudiés par Claude Levi-Strauss, les indiens Hopi d’Amérique du nord par Don Talayesva, les Guayaki du Paraguay par Pierre Clastres, les Samoans par Margaret Mead, les Bédouins nomades en Arabie par Wilfred Thesiger, les Mnong du Sud-Viêtnam par Georges Condominas et les Iks en Ouganda par Colin Turnbull.

 

Prêtres du rire

Les Heyokas, indiens nord-américains, sont les hommes du contraire : ils font tout à l’envers pour guérir les maladies de leur communauté par le rire, dans des danses et rituels utilisant une logique d’inversion : « Un Heyoka a un comportement étrange. Il dit oui quand il veut dire non. Il monte son cheval à l’envers. Il chausse ses mocassins ou ses bottes dans le mauvais sens. […] En hiver quand la température tombe en dessous de moins quarante […] il met un maillot de bain et annonce qu’il va nager pour se rafraîchir un peu… »
John Fire Lame Deer (Tahca Uhste), indien lakota, traduit Heyoka par l’anglais clown, explique dans son livre : « Pour nous, un clown (Heyoka) est un être sacré, drôle, puissant, ridicule, saint, honteux, visionnaire. Il est tout cela et bien plus encore. En faisant l’imbécile, c’est en fait une cérémonie qu’il accomplit. » [John Fire Lame Deer et Richard Erdoes, De mémoire indienne : en quête d’une vision, Bénaix, Éditions Présence Image & Son, traduction Jean-Jacques Roudière, 2009. p. 340].
Les Hotxuás, Indiens du nord brésilien de la tribu Krahô, ont quant à eux pour fonction de rassembler la communauté par la joie. Ils sont des « prêtres du rire » qui divertissent la collectivité. Eux aussi utilisent un code d’inversion comportementale. Le visage et parfois le corps maquillés symboliquement en rouge, noir et blanc, considérés comme sacrés, les Hotxuás représentent un élément d’équilibre pour les Krahô. À la recherche du rire dans le quotidien, offrant la possibilité de voir la vie sous d’autres angles, ils contribuent à la structuration sociale de la tribu, comme le montre le film Hotxuá. [Cardia, Gringo et Sabatella, Letícia, Hotxuá, Brésil, 2009]

 

Les Heyokas comme les Hotxuas, figures du contraire au statut très respecté, et les clowns, officient dans leurs communautés respectives de façon codifiée. Ils se rejoignent dans la transgression de la norme et nous invitent à entrer dans l’univers complexe de l’être humain qu’est le rire.

Le Trickster

La médiatisation extrême du modèle occidental fait parfois nommer clowns des expressions singulières du comique pourtant fort différentes par leurs formes ou leur fonctions, car elles ne sont pas destinées à la production de spectacles. L’expression « clowns sacrés » désigne alors un phénomène extra-européen d’une manière qui pourrait apparaître ethnocentrée et qu’une terminologie plus précise pourrait éviter. Le rapprochement du clown et du Trickster en est un exemple.
Paul Radin, anthropologue1, Carl Gustav Jung, psychologue et Charles Kérény, mythologue2, ont étudié le cycle du héros Wakdjunkaga dont la fonction est de « jouer des tours » dans la mythologie de la tribu des Winnebagos en Amérique du nord3. Il est une expression de l’archétype du Trickster ou « fripon divin », « fourbe, tricheur, parfait coquin ou espiègle sympathique4 », qui existe dans de nombreuses cultures et véhicule des représentations du bien et du mal, de l’ordre et du désordre. Il est un « violateur des valeurs à la fois créateur et destructeur5 » à la fois « héros et bouffon6 », un « situation invertor7 ».
Ces chercheurs utilisent le mot « clown » pour désigner ce perturbateur social, mais sans renvoyer au champ du spectacle. Une certaine confusion s’est ainsi glissée dans la recherche des origines, d’un archétype ou d’une figure mythique liée au clown, qui apparaît alors comme un avatar du trickster. Mais cette thèse est discutée. Paul Bouissac [2015] remarque que s’il existe à l’évidence quelques similitudes entre les propriétés et fonctions du clown et celles du trickster, le « blanc » joueur de tour et l’auguste transgressif par exemple, la figure contemporaine du clown, qui réunit les deux propriétés, et celle du trickster, seraient des avatars de la même identité sociale. Pour lui le lien culturel entre le trickster et le clown est en attente de nouveaux travaux, encore à l’état de spéculation, d’hypothèse stimulante.

 

Coïncidences culturelles

Devenu aujourd’hui un nom générique et entré dans l’imaginaire collectif, le clown comme ses voisins culturels apparait désormais comme la synthèse du risible. Présent dans les rites ou leur transposition séculière sur scène, en piste, à l’écran et dans la communication de masse, sa fonction est de susciter le comique par le jeu selon des modalités admissibles et intégrables à l’ensemble du corps social. Il existe bien des points communs entre les différentes cultures.
Le clown transgresse, franchit les limites, bouscule l’ordre établi, dérange, produit du désordre, met le monde à l’envers (Deonna, 1958). Il produit un chaos organisé selon un rituel socio-culturel codifié dans une relation dynamique mais paradoxalement subordonnée au pouvoir politique religieux ou économique. L’inadmissible mis en jeu se trouve réintégré, réinjecté dans l’admissible du corps social. Oui si c’est un jeu codifié. Non si la transgression détruit tous codes. Oui à l’artiste ou l’officiant jouant le fou, non au fou tout court. Ctibor Turba avec les clowns du Cirque Alfred, ou Slava Polounine avec Zia, sont les symboles du « tout est permis » au cœur de la coercition politique.
Par leur art, la transgression est admise. Le bouffon devient un héros.

 

 

1. Paul Radin, The Trickster: A Study in American Indian Mythology, New-York, Schocken Books, 1956.
2. Charles Kérény, Le fripon divin, un mythe indien, Genève, Librairie de l’Université Georg, 1958.
3. Rafael Resende Marques da Sylva, Approche théorique et pratique de la création et la pédagogie clownesques. Un voyage entre Brésil et France, Thèse, Montpellier 3, France, juin 2018.
4. Claude Levi-Strauss, dans Michel Panoff, Michel Perrin, Dictionnaire de l’ethnologie, Paris, Payot, 1973.
5. Laura Makarius, Le sacré et la violation des interdits, Paris, Payot, 1974, p. 16.
6. Brian Street, « The trickster theme: Winnebago and Azande », in Zande themes, Totowa, Rowman and Littlefield, 1972, p. 85.
7. William Hynes et William Doty, Mythical trickster figures: contours, contexts and criticisms, Tuscaloosa, The University of Alabama press, 1997, p. 8.