Cultures

par Philippe Goudard

Qui ne reconnaît pas immédiatement Charlie Chaplin, Annie Fratellini ou Slava Polounine ? Le nez rouge de l’auguste et le « sac » du clown ? L’absurde de George Carl ou les provocations de Jango Edwards ? L’art des clowns professionnels, sur scène, en piste ou à l’écran s’appuie sur des éléments formels et expressifs. Maquillage, costume, voix, accessoires, démarche ou encore comportement, dessinent les particularités et le caractère du personnage. Ces traits et les situations que l’artiste a imaginés jouent avec les références culturelles et les structures sociales, par oscillations entre les marqueurs de la norme et ceux du hors norme. Apparaissent alors les formes, les types et le sens de la fonction clownesque.

Formes

La rencontre de la personnalité de l’artiste et du projet comique fait surgir au sein de la sphère sociale une silhouette, une allure, un monde intime. Quand le maquillage est marqué, tous les masques sont possibles, affichant l’excentricité ou la monstruosité de la figure. Les Rastelli, Bocky et Randel et Cie, Coco Poliakov, Tortell Poltrona (Jaume Mateu Bullich), Monti (Joan Montanyès) ou Catherine Germain dans Arletti ont choisi cette option. Lorsqu’il est discret ou absent, l’accent est mis sur le comportement et la gestuelle, comme chez Keaton ou George Carl par exemple, qui rapprochent de nous le personnage comique ou burlesque comme un miroir poétique de notre quotidien.
Les coiffures, cheveux hirsutes ou colorés et chapeaux singuliers, sont héritiers des emblèmes de la folie perchés sur les bonnets des fous de cour, des sots et des fools : oreille d’ânes, crêtes de coq, cornes, grelots, symboles sexuels ou sonnailles, que l’on retrouve sur les têtes de Triboulet, des clowns de Seurat, de Raymond Devos ou de Lullaby et qui rythment l’excitation du personnage et du public.

Le costume peut marquer la classe sociale. À la richesse et l’élégance aristocratique du sac du clown répond le pantalon rapiécé et la casquette prolétaire de l’auguste. Trop ample, trop court ou hétéroclite, il est aussi un élément poétique comme dans Tchou, où Polounine les choisit vifs comme l’enfance ou sombres et uniformes comme la mort. L’emprunt clownesque aux autres cultures est aussi une source d’étrangeté comique : turbans indous ou kilt écossais par exemple. L’entrée en piste des femmes clowns depuis un siècle marque un tournant dans la garde-robe comique et son rapport au genre. Chez les artistes féminines, l’extravagance est souvent choisie, la neutralité asexuée parfois revendiquée (Annie Fratellini, Motusse de Maripaule B.). Mais pour les hommes les vêtements restent sur ce point des outils du travestissement burlesque, tel Foottit ou Achille Zavatta en écuyère, perruque blonde avec nattes, justaucorps, tutu classique et bas recouverts de poils énormes. L’âge peut lui aussi être travesti : Harry Langdon en bébé à la fin de Tramp Tramp Tramp ou Ludor Citrik à ses débuts, en vieillard cacochyme. Certaines fonctions sociales inspirent des déploiements vestimentaires clownesques par des emprunts aux uniformes militaires, religieux, sportifs.

La voix joue elle aussi avec les repères et registres connus. Du grave extrême au suraigu, elle est parfois totalement absente, aiguisant alors la concentration sur le langage gestuel de l’artiste. Présente, elle peut jongler avec l’onomatopée, le bruitage, les accents ou encore mimer une langue inventée. Quand le texte est présent, les représentations qu’il véhicule transportent le comique vers l’absurde, l’humour des mots, le verbe savant ou le parler populaire.
Les compositions des clowns s’organisent parfois autour d’éléments structurants comme des références culturelles ou des situations identifiables par l’ensemble des spectateurs : théâtrales (Hamlet de Shakespeare), cinématographiques (tournages de film), sportives (match de boxe, de tennis), militaires, ou encore duel, mariage, naissance, obsèques. Les allusions à la culture du cirque lui-même ne sont pas rares (audition, relation au régisseur de piste, numéro raté, irruption en piste d’un pseudo spectateur).
Les accessoires jouent avec nos perceptions : énormes ou minuscules, datés ou porteurs de connotations ethniques, ils rompent d’une manière inattendue avec la norme. Les instruments de musique contribuent eux aussi à l’étonnement. Tantôt choisis pour leur forme ou leur exotisme, tantôt utilisés d’une façon inaccoutumée comme le clown suisse Dimitri jouant plusieurs saxophones à la fois, tantôt constitués d’objets détournés de leurs fonctions initiales pour produire des sons (verres, cloches, baudruches).
Les formes utilisées ou créées par les clowns jouent donc avec le réel et son interaction avec nos perceptions. Mais les artistes et leurs figures jouent aussi de notre imaginaire et notre inconscient collectif.

Types

Si les clowns apparaissent différents des spectateurs, leurs structures mentales fonctionnent de la même manière. C’est pourquoi malgré les différences culturelles, des invariants du rire existent à partir desquels se dessine une typologie fondée sur des modèles sociaux et des archétypes. Le plus ancien est sans doute celui du rustic, du paysan, de l’idiot. C’est l’origine du clown élisabéthain qui étonne et réjouit par sa culture rurale en rupture avec celle des aristocrates et des citadins. Richard Tarlton inaugura ainsi une lignée qui s’est prolongée dans l’auguste et aujourd’hui chez les comiques de cinéma ou télévision comme les Deschiens. À cette figure comique du paysan du XVIIe siècle succédera celle du prolétaire après le XIXe. Le serviteur de piste créé par Tom Belling, le cheminot campé par Charlie Chaplin, Oleg Popov ou Iouri Nikouline, apportent intelligence et dignité à leurs personnages gaffeurs mais triomphants auprès du public populaire. Le clown savant se construit parallèlement. Succédant au fou de cour, intelligent manieur d’humour par fonction et nécessité puisqu’il devait veiller à critiquer le pouvoir dans des limites de l’admissible, Robert Armin, intellectuel et fool shakespearien, est un ancêtre des clowns parleurs, élégants et spirituels. Doués des habilités acquises par l’éduction aristocratique puis bourgeoise (poésie, musique, danse, arts martiaux, gymnastique), ils brillent. Auriol, Francesco Caroli, Raymond Devos ou Emma la Clown en sont les descendants.
La complémentarité des figures comiques dans les dualités maitre et serviteur, puissant et misérable, ordre et désordre, qui rejouent entre grotesque et sublime celles d’Apollon et Dionysos, sera la charpente des types de la comédie clownesque, dont le trio Fratellini fixera la géographie des caractères : François, issu de la comédie italienne, très à l’aise dans ses costumes fluides et colorés, Paul en habit sombre, monocle et haut de forme, héritier de la silhouette très germanique de l’écuyer déchu Tom Belling et Albert, dans ses guenilles extravagantes, emblématique de la démesure anglo-saxonne, turbulent enfant du peuple. Le régisseur de piste, représentant l’entrepreneur directeur du cirque, vient compléter cette petite société farcesque dont les types franchissent les frontières du monde industriel. L’absence de figures féminines jusqu’au début du XXe siècle dans la comédie clownesque au cirque, alors qu’elles sont présentes dans les pantomimes anglaises dès le XVIIIe, puis au cabaret, est un marqueur culturel saillant.

Sur la relation du clown à l’enfance se sont construits différents modèles. L’un d’entre eux est sans doute lié aux rapports étroits entre le rire, le jeu et le plaisir et à une humeur proche de l’enfance qui est parfois choisie pour le jeu clownesque. Cette humeur particulière à laquelle s’appliquent certains artistes est réputée faciliter une relation de complicité privilégiée entre les enfants et les clowns. Mais les choses, comme toujours, ne sont pas si simples et nombre d’enfants se révèlent effrayés par les clowns. Les pédopsychiatres ne sont pas unanimes sur l’effet bénéfique des clowns hospitaliers, insistant sur le fait que certaines irruptions des étranges figures auprès des enfants malades peuvent majorer leur anxiété. L’équivalence clown-enfant est aussi utile dans la sphère marchande à bien des entrepreneurs culturels ou non. Elle est en définitive, présente à l’esprit des parents autant que des enfants eux-mêmes, qui discernent pourtant toute l’ambiguïté et le côté sombre de cette figure avec laquelle ils ont des points communs, mais qui, animée par un adulte, peut leur apparaître monstrueuse.
Jouer avec nos perceptions et nos référents culturels permet en effet au clown de susciter le rire, mais pas seulement. Toute une palette d’émotions nait à son contact. La tendresse ou la joie certes, mais aussi des sentiments d’étrangeté ou d’inquiétude qui naissent du bizarre, de l’exagération et la transgression, produisant alors mélancolie, rejet, peur ou même effroi. Le clown n’est donc pas seulement le modèle de la douce innocence de l’enfance. Il est aussi celui de l’étrange, du dérangeant, de l’inconvenant, du subversif.

Toute une gamme de comportements inquiétants est possible. George Carl en gaffeur hyperactif s’embrouillant dans ses accessoires, Polounine chutant sans cesse de sa chaise, Madame Françoise et sa logorrhée, nous font rire par leurs accès névrotiques. Les Rastelli décapités ou coupés en deux, Buster Keaton vu par Beckett en fantôme paranoïaque dans Film, ou Bonaventure Gacon en ogre dévoreur de fricassées de fillettes, nous entrainent loin de la candeur supposée du gentil auguste ou du léger papillonnage solaire du clown, en des territoires où l’irrationnel et l’angoisse existentielle règnent.
Les transgressions sexuelles sont omniprésentes, allusives lorsque Dimitri explore le sac à main d’une spectatrice, plus explicite quand Joe Jackson provoque le rire en s’asseyant sur un vélo sans selle ou Rob Torres réclame à une dame de la première loge de souffler sur son entrejambe blessée. Les textes des entrées clownesques classiques les exploitent également, comme Pipo et Rhum dans Le piano (1950) :
Pipo : Mais tu as fait « Madame », là, là, « Madame ! »
Rhum : Comment ça ?
Pipo : Tu as fait « Madame » sur le piano !
Rhum : Ne dis pas des choses comme ça ! 

L’image d’un clown diabolique et terrifiant peut aussi être un archétype de l’horreur, comme l’illustrent de nombreux films contemporains.

 

Deux transgressions extrêmement subversives installent le clown comme modèle politique de la désobéissance et figure archétypale du désordre : les femmes-clowns et les clowns politiques. Les premières, accédant comme clownes à la légitimité d’amuseuses, sont, par l’affirmation même de leur choix, en position de provocation subversive de l’ordre social établi. Passées de l’état de fantasme sexuel masculin dans les romans du XIXe au statut d’artistes reconnues capables de faire rire en même temps que de faire réfléchir sur la condition féminine, elles se nomment Lulu Craston, Annie Fratellini, Motusse, Olga Eliseeva du Teatr Licedei ou Laura Herts.
Les clowns politiques quant à eux manient depuis des siècles la critique du pouvoir par la dérision ou l’excès, à leurs risques et périls parfois tragiques, qu’ils soient des fictions ou des artistes bien vivants. Des personnages inspirés par Triboulet, le fou de François 1er, à Victor Hugo (Le Roi s’amuse, 1832) puis à Giuseppe Verdi et Francesco Maria Piave (Rigoletto, 1851), Anatoli Durov interpellant son cochon du prénom du Kaiser, l’empereur d’Allemagne, qui venait en visite en Russie, Jango Edwards, Ana Milena Velasquez et ses clownesses des rues à Cali en Colombie, rejoignent les caricaturistes et joueurs de sketches à la parole libre : en France ce sont Coluche, Bedos ou Desproges.

Le désordre ordonné

C’est en s’appuyant à la fois sur ce qui fonde l’identité collective – la culture – et sur l’universel que le clown choisit ses tours et exerce son art. Il existe un modèle universel du clown reposant sur des constantes d’inversion, d’exagération, de trouble comportemental ou de transgression, dont les expressions culturelles et les types varient selon les repères sociaux, politiques ou idéologiques à l’intérieur desquels se développe la communication entre le public et l’artiste.
Ces repères avec lesquels l’artiste joue sont autant de bornes dont la société dispose pour encadrer la force subversive du dérèglement clownesque. Les rituels comiques de certains peuples, comme l’institution du carnaval et celle du cirque moderne, permettent l’absorption par la société de ses marges bohèmes, ainsi que le contrôle du rire et ses débordements. Le développement récent des formations à l’art clownesque, fondé sur le paradoxe de l’enseignement normatif d’une pratique transgressive, en est le témoin. L’affaire de la candidature de Coluche à l’élection présidentielle, un autre.
C’est parce qu’il manifeste des formes admissibles de la folie, la déviance et la transgression, que le clown est toléré. Sa fonction culturelle serait-elle de rendre acceptable le désordre, d’en neutraliser l’effet subversif en le normalisant ?