Évolution

par Pascal Jacob

Lorsque le chorégraphe aérien Piotr Maestrenko crée Les Cigognes au milieu des années 1980 à Moscou, il choisit d’intégrer le filet de réception dans la dramaturgie d’un numéro de trapèze volant inspiré par une ancienne légende russe. La flexibilité du filet permet d’associer chutes et rebonds en les assimilant à un second niveau de langage acrobatique en parallèle avec les évolutions aériennes. La transformation d’un objet utilitaire en un puissant élément scénique transcendé par la lumière offre un saisissant contraste avec la banalité d’un simple filet tendu.

Cette faculté d’interprétation d’un agrès au-delà de son apparence ou de son utilisation acceptée est particulièrement évidente avec le trampoline plus volontiers identifié comme support d’entraînement ou prétexte à compétition. La compagnie Les Mains, les Pieds et la Tête Aussi fondée par Mathurin Bolze explore un autre rapport à l’espace et à la verticalité. Le spectacle Fenêtres est à ce titre une véritable déconstruction de l’agrès, jusqu’à le rendre invisible et pur prétexte à l’envol et au rebond sur des surfaces imprévues. Le dispositif scénique, avec spectateurs intégrés placés à la « fenêtre », renforce cette dimension de renversement et d’apesanteur et offre à l’acrobate une diversité de supports et de surface de jeu démultipliée.

Ce questionnement du rebond est illustré par la discipline du « trampo-mur », une réappropriation de l’agrès a service d’une évolution du vocabulaire technique. Le spectacle du Collectif AOC, La Syncope du 7, mis en scène par Fatou Traoré, intègre dans son dispositif scénique un trampoline pour une variation sur le thème du déséquilibre, un principe accentué par des parois percées d’ouvertures qui offrent autant de possibilités d’échappées que d’apparitions. Le Vertige du Papillon mis en scène par Philippe de Coen compose également avec des trampolines intégrés dans la scénographie. Dans un autre registre, la compagnie Flip Fabrique fait du trampo-mur le morceau de bravoure de son spectacle et le prélude à son final.

 

Cette idée de l’envol et du rebond, suggérée par la bascule hongroise et la planche coréenne, techniques anciennes inspirées par les principes de contrepoids de la catapulte et du trébuchet, est toujours une source de créativité, qu’il s’agisse de mouvement ou d’appareil. Odilon Pindat, formé au Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne, a créé son trébuchet en revisitant l’imaginaire guerrier du Moyen Âge et a intégré la compagnie Race Horse pour le spectacle Super Sunday. Cet agrès unique s’inscrit idéalement dans une sorte de catalogue de performances hors normes et correspond idéalement à ce désir de revisiter les « machines » à frissons qui singularisent le cirque depuis la fin du XIXe siècle.

 

 

La compagnie La Meute ne fait rien d’autre en passant alternativement de la bascule à la balançoire russe, jouant de ces deux agrès comme de solides prétextes à multiplier les sorties et les figures spectaculaires. La balançoire russe est un agrès abondamment utilisé dans les spectacles de Franco Dragone, où la présence de l’eau favorise des sorties spectaculaires et donne une légèreté supplémentaire aux enchaînements de figures. La troupe Skokov, constituée exclusivement de voltigeuses vêtues de jupes longues et vaporeuses, confère une autre dimension à une discipline souvent considérée comme essentiellement masculine.

La planche coréenne est devenue récurrente à la fois dans les centres de formation et dans l’imaginaire des acrobates contemporains, source d’inspiration pour des séquences techniques et chorégraphiques ou théâtrales. L’agrès, qui peut se pratiquer seulement à deux, offre d’intéressantes possibilités de jeu, mais c’est aussi un formidable outil pour développer des figures impressionnantes. Ce qui est séduisant ici, c’est une forme de simplicité, une « facilité » d’accès qui ne masque en rien la virtuosité des pratiquants, tour à tour voltigeur et pousseur. Cette dualité, qui se passe du piédestal ou du poids de deux partenaires pour augmenter l’impact de la poussée, est fascinante par sa rigueur et sa pureté. Cette modestie d’apparence et d’usage est sans doute pour beaucoup dans le succès et la reconnaissance d’un agrès de plus en plus apprécié par les étudiants dans les écoles. Le duo Baskultoo ou le Cheptel Aleikoum et la Fanfare Circa Tsuïca, largement constitués d’anciens étudiants du Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne, ont montré que l’aspect rudimentaire de la planche pouvait se transcender par un autre rapport à l’espace et à ses facultés de propulsion : une dimension musicale et humoristique mêlée à un enchaînement acrobatique pour créer une séquence joyeuse et dynamique où l’agrès devient à la fois prétexte et support.