par François Amy de la Bretèque
Quelque chose, dans l’essence même du spectacle de cirque, paraît profondément adéquat à celle du cinéma : la mise en scène du mouvement pur que le cinématographe a pour vocation d’enregistrer. Réciproquement, le tournage d’un film présente par beaucoup de côtés une nature circassienne. Cela était surtout vrai dans le cinéma des origines mais il en reste quelque chose aujourd’hui. Même les conditions de réception et le comportement du public offrent des ressemblances. Il n’est donc pas étonnant que les rencontres entre les deux arts aient été nombreuses au cours de leur histoire. Des personnalités du cirque sont passées au cinéma, des gens de cinéma se sont inspirés des personnages du cirque, des films fameux ont choisi comme cadre le monde circassien. Mais cela n’épuise pas le parallèle. Il existe des relations plus occultes entre la piste et l’écran : des thèmes, des formes, qu’on trouve dans des films dont le cirque n’est pas le sujet explicite. Cela, c’est surtout le cinéma « moderne » qui le fera apparaître.
Les rencontres dans les débuts
Le journaliste et historien Jacques Richard a porté depuis longtemps son attention aux relations étroites qui unissaient le milieu du cirque et celui du cinéma dans la période des premiers temps (avant 1910). Il a notamment étudié le milieu des ambulants et fait la généalogie des dynasties de forains qui montraient des films sous chapiteau, le plus souvent parmi d’autres attractions. Il a établi la biographie d’un grand nombre de personnages qui furent acteurs et réalisateurs dans ces temps lointains, et dont l’origine et les parcours se perdent souvent dans les brumes de l’histoire – ce qui fait qu’on ne sait pas toujours si ce sont vraiment des enfants de la balle ou s’ils ont inventé leur propre légende. Citons Roméo Bosetti (1879-1948)1, Lucien Bataille (Zigoto) et tant d’autres qui formeront l’« école burlesque » française, précurseurs des grands burlesques américains qui sont, eux aussi, nombreux à venir de la piste. Buster Keaton, Charlie Chaplin sont les plus célèbres mais ce fut le cas de beaucoup d’acteurs de Mack Sennett. Toute une série de films burlesques furent inspirés directement par des numéros de cirque : décapitations comiques, écrasements dont on ressuscite, danses trépidantes, déshabillage impossible, écroulements, en particulier dans un bassin. C’est du cirque que viendrait aussi l’habitude de faire reconnaître le héros comique par « son accoutrement et sa démarche insolite, qui doivent lui permettre d’être reconnu du premier coup d’œil ».
Dans les premiers temps, ce que les « vues » cinématographique enregistrent sont de simples numéros et il n’y a pas encore de développement narratif pour « emballer » ceux-ci. Ainsi les Frères Lumière enregistrèrent-ils toute une série des numéros de Foottit et Chocolat. Quand les bandes s’allongeront et qu’on passera des « vues » aux films, la narration se fera en tableaux successifs. L’enchaînement des numéros qui constitue un spectacle de cirque fournissait une sorte de modèle à la narration primitive. Dans les films de cirque classiques, on retrouvera ces deux formes différentes souvent mêlées : la « mise en boucle » (le numéro filmé sur la piste, en espace clos) et la « mise en chaîne » (les numéros successifs). Le film de cirque conservera cette hétérogénéité même quand il deviendra narratif.
La mise en place des stéréotypes et la question de l’existence d’un genre
Dans le cinéma qu’on appelle classique, des années 1920 aux années 1950, le monde nomade du cirque et le cadre du spectacle sous chapiteau se fixent peu à peu en un répertoire de situations récurrentes. Ce processus est à l’œuvre des deux côtés de l’Atlantique dans des films plutôt à grand spectacle. Un genre se met-il alors en place ? Ce qui incite à le penser, c’est qu’il y a des situations et des personnages récurrents, par exemple le personnage du clown malheureux. Larmes de clown (1924) de Victor Sjöstrom met en scène un savant désenchanté et désespéré qui choisit une nouvelle vie : il suit un cirque en France où il devient incognito le clown de la troupe. Le personnage est interprété par Lon Chaney, le spécialiste des rôles à métamorphose. Ce poncif du clown triste est d’origine romantique : Victor Hugo, Verdi, Leoncavallo l’ont traité et la peinture l’a aussi illustré (les Pierrot de Georges Rouault – le Pierrot grimaçant de Gustave Doré). Il aura une large descendance que l’on peut suivre jusqu’à L’Ange bleu, Limelight, Le Clown est roi (Jerry Lewis ,1954.) Jean Starobinski a jadis montré qu’il fonctionnait comme une métaphore de l’artiste, incompris et condamné à amuser les foules. Ainsi, au cinéma, le clown n’est pas un personnage drôle.
Le spectacle de cirque est d’ailleurs rarement synonyme de comique.
La vie des gens du voyage, ces nomades qui traversent l’espace des sédentaires assagis, exerce une fascination qui repose sur l’opposition entre vagabondage et immobilité, parfaitement servie par le cinéma. Des classiques comme Sans Famille d’Hector Malot (adapté plusieurs fois au cinéma) ont mis en place le schéma. En général, un enfant ou un adolescent fasciné par le cirque choisit de suivre la troupe de son plein gré ou est enlevé par des forains sans scrupules comme on le voit dans Yoyo (1965) de Pierre Étaix et dans L’Orphelin du cirque (1925), un film en quatre épisodes tourné pendant les déplacements du cirque Ancillotti. Des réprouvés peuvent s’intégrer à la troupe : un bagnard dans Les Gens du voyage de Jacques Feyder (1937) dont le personnage principal est une dompteuse.
La troupe, la caravane et le chapiteau ont l’avantage de proposer un huis clos propice à faire éclore toutes sortes de conflits latents. L’équilibre est rompu par un élément perturbateur venu de l’extérieur : le profane, le néophyte, sont tout désignés pour cette fonction. Le drame se noue aussi très souvent autour d’un trio : la rivalité autour d’une femme, l’écuyère sans cœur, courtisée par l’acrobate et aimée en silence par le clown (L’Ange Bleu où on le reconnaît décliné sous une variante). L’autre péripétie la plus fréquente est l’accident : un acrobate qui tombe et finit infirme, un dompteur qui se fait blesser gravement par un fauve. Sous le plus grand chapiteau du monde (Cecil B. DeMille, 1952) et Trapèze (Carol Reed, 1956), tournés respectivement dans le cirque Barnum & Bailey et le Cirque d’Hiver, en ont décliné les thèmes.
Ce type de construction et ce genre de péripéties apparentent le film de cirque au mélodrame. Il n’en est en fait qu’une variante pour laquelle on a seulement changé le cadre. Mais le cinéma hollywoodien impose une fin heureuse : c’est un genre familial, consensuel.
Triomphants à une époque dans le cinéma américain, ces films sont de grosses productions. Ils forment le pendant des spectacles à gros moyens qui se sont imposés dans le monde du cirque aux États-Unis : au cirque Barnum & Bailey, réputé pour sa démesure, répond le blockbuster produit par la Paramount : Sous le plus Grand Chapiteau du Monde.
Si le comique survient, c’est par l’entremise de ce néophyte dont nous avons souligné l’importance narrative. L’archétype en a été donné par Charlot dans Le Cirque (1928), film dans lequel un homme poursuivi par la police se réfugie dans un cirque pour se cacher et qui, s’improvisant acrobate, se fait engager. Aussi paradoxal que cela paraisse, – car on insiste toujours sur la formation de Chaplin à l’école du music-hall –, le Charlot de ce film est très maladroit et pas du tout doué pour ce métier. Il introduit en fait, dans la mécanique bien réglée des numéros circassiens, la spontanéité et l’imprévisibilité du personnage de cinéma. Ce film de Chaplin est, pour cette raison, un premier tournant fondamental.
Rencontre avec les avant-gardes
La divergence entre la vision américaine et la vision européenne du cirque par le cinéma est patente dans cette période. En Europe, le sujet est avant tout l’occasion d’expériences formelles. Toutes les avant-gardes des années 1920 et 1930 s’y sont essayées. Un des grands repères est le film Variétés (1925), d’Ewald André Dupont, qui s’inscrit dans la mouvance du Kammerspiel 2 et est resté célèbre pour sa caméra très mobile.
Alors que le jeune cinéma soviétique naissait tout juste, de nombreux hommes de théâtre et de cinéma se tournèrent vers les arts de la piste et certaines écoles le prirent comme modèle à la suite du maître Meyerhold. Eisenstein réalisa ses premières bandes pour les intercaler dans des spectacles vivants et ses premiers films (La Grève, 1924) en sont très marqués. Le typage des personnages et le grotesque du jeu de ses acteurs en proviennent. Une école comme la Fabrique de l’acteur excentrique (FEKS) a voulu transposer les principes du jeu dans le cinéma afin de provoquer une distanciation critique. Lev Koulechov en tira Les Aventures extraordinaires de Mr West au pays des bolcheviks. En France, la première avant-garde, également appelée « impressionnisme français »3, prit des chemins analogues pour rompre avec un cinéma trop psychologique. Entracte de René Clair, avec la musique clownesque d’Erik Satie, le traita dans une veine satirique tout en jouant sur l’extrême mobilité des formes. Faire jouer des formes, fût-ce sans le recours à des acteurs, un peu comme dans un numéro de jongleur, c’est ce que réalisa le radical Ballet mécanique du peintre Fernand Léger (qui empruntait aussi à la danse comme son titre le dit). Faire du cirque sans êtres humains, n’en retenir que des mouvements, des diagrammes, en particulier le mouvement circulaire, c’est une idée qui fut poursuivie par des expérimentateurs comme Calder : Le Petit cirque Calder 1927 (Jean Painlevé, 1955) propose ainsi un cirque en miniature.
Mais il ne faut pas forcer l’opposition. Aux États-Unis aussi, en marge des produits institutionnels dont il a été question plus haut, s’est développée une production indépendante pour laquelle le thème circassien a eu son importance. Le représentant le plus notable en est Tod Browning. Celui-ci, dans Freaks4 ou dans L’Inconnu (1932 et 1927), reprenait et pervertissait les clichés narratifs du film de cirque, moins pour imposer un discours sur la « différence » – à quoi on le réduit trop –, que pour mettre à l’image des fantasmes et des inquiétudes qui hantent l’inconscient du spectateur lambda : les surréalistes ne s’y sont pas trompés. Le cirque devient propice à l’éclosion du fantastique, voire de l’horreur. Elephant Man (David Lynch, 1980) en est un parfait exemple.
Le retour nostalgique de l’après-guerre
On désigne souvent la période qui suit la Seconde Guerre mondiale comme celle de l’émergence du cinéma moderne. Il est notable que le thème du cirque fait alors un retour. Dans la continuité du néoréalisme, les films de Federico Fellini (depuis La Strada jusqu’aux Clowns) sont les plus évidents, le réalisateur italien s’y étant référé explicitement à de multiples reprises et ses dessins en témoignant bien. Il faut souligner que le thème traverse toute son œuvre et pas seulement les films qui en traitent.
Un autre film significatif est le Jour de fête de Jacques Tati (1947) : il y a bien un chapiteau qui se monte sur la place du village, mais nous n’assistons pas à la représentation ; cependant, les comportements, les situations de la vie « réelle » sont tous contaminés par un désancrage qui a fait parler de burlesque mais qui relève plutôt de la poésie. Même remarque pour son disciple Pierre Étaix, formé lui aussi et plus encore aux arts du cirque, pour lequel le monde entier est un spectacle irréel : voir chez Tati Parade (1974) et chez Étaix Pays de cocagne (1971). Et encore pour ces deux réalisateurs la filiation est-elle explicite. Mais on trouverait des marques de cette référence au cirque dans bien des films des débuts de la Nouvelle Vague : dans telle scène de Jules et Jim, de Anna Karina apparaissant fardée dans plusieurs plans successifs de Pierrot le Fou…
On perçoit dans toutes ces références comme un double postulat : une gaieté légère et insouciante, traduite par le déguisement, et une nostalgie pour un monde qui n’est plus. Le grand film funèbre de la série est le Lola Montès de Max Ophuls, (1955) « un film d’avant-garde sur le sujet le plus conventionnel »5 dans lequel la vie passée de l’héroïne est mise en spectacle sur la piste comme une attraction. Plus sombre encore est la vision du Suédois Ingmar Bergman qui renoue à distance avec son maître Sjöström. Des troupes de baladins traversent La Nuit des forains et Le Septième sceau. Le cirque s’inscrit chez lui dans une série où se rangent le théâtre, l’opéra et le théâtre de marionnettes. La vérité se dévoile par le biais du spectacle.
Nouveau cirque et cinéma contemporain
Aujourd’hui dans les années 2010, le cirque et les gens de cirque sont devenus par ailleurs des objets d’histoire – ou de légende. Le film Chocolat de Roschdy Zem, sorti en 2016, consacré à la vie du clown noir (joué par Omar Sy) malmené par son partenaire Foottit, en fait une allégorie de l’exploitation coloniale et des rapports de race, mais la présence de James Thierrée dans le rôle de Foottit y insère la référence au cirque contemporain.
Les mutations qu’a connues le spectacle circassien, l’apparition du « nouveau cirque », ont rendu désuets les films qui en restaient au cirque géant à la Barnum des années 1950. Depuis presque un demi-siècle, le cirque sert de répondant à de nouvelles façons de mettre en scène les corps. Le nouveau cinéma allemand s’en est inspiré. On pense à Alexander Kluge avec Les Artistes sous le chapiteau : perplexes (1967) puis à Wim Wenders qui met en scène une acrobate dont un ange tombe amoureux dans le Berlin divisé des Ailes du désir (1987). Le cirque se met à intéresser le cinéma expérimental : le Français d’origine grecque Nikos Papatakis fait avec Les Équilibristes (1991) un manifeste gay ; aux États-Unis, le pape du mouvement underground, Jonas Mekas, réalise avec Notes on The Circus (1966) un faux documentaire sur le cirque Ringling Bros. and Barnum & Bailey dans lequel les couleurs et le mouvement jouent avec la musique.
Aboutissement du rêve de spectacle total que poursuivait le XIXe siècle, le cirque est pour le cinéma à la fois son contraire (spectacle vivant disposant d’un vaste espace dans lequel les spectateurs sont aussi acteurs) et un des arts les plus proches de lui. Il lui a permis de concevoir des formes et de privilégier ce qui fait son essence, le mouvement.
1. Roméo Bosetti (1879-1948), est un acteur et réalisateur français du cinéma burlesque muet. Il débute sa carrière, à 10 ans, au music-hall avec des spectacles de travesti ou d'oies savantes. Mime, acrobate de premier plan dans la troupe équestre Lécusson au Cirque Barnum & Bailey, il entre vite dans l'industrie naissante du cinéma (en 1906). On lui doit notamment le film Le Matelas épileptique (1906). Jacques Richard « Bosetti le créateur », 3e volet du dossier « Quand les gens du cirque français inventaient le cirque burlesque », dans Le Cirque dans l’Univers n° 181 du 2e trimestre 1996 et Archives, n° 89, 2001, « Les acrobates du rire ».
2. Le Kammerspiel (ou Kammerspiel film, en français « film de chambre ») est un courant de l'histoire du théâtre et du cinéma allemand des années 1920. Le nom signifie « jeu (au sens du jeu d'acteur) de chambre » et évoque la musique de chambre (Kammermusik).
3. Ce mouvement, appelé aussi « impressionnisme français », par opposition à l'expressionnisme allemand, regroupe autour du critique et réalisateur Louis Delluc, les cinéastes Germaine Dulac, Marcel L'Herbier, Abel Gance, Jean Epstein et René Clair.
4. Freaks, traduit en français par La Monstrueuse Parade, 1932.