par Jacques Richard1
Dans les années cinquante, quand je signalais à Henry Thétard les numéros à mes yeux sensationnels que j’avais découverts à Medrano, il relativisait mon enthousiasme en objectant, goguenard : « C’est avant 1914 qu’il fallait aller au cirque ».
Avant 1914, c’était le temps de sa jeunesse et aujourd’hui, comme Thétard, j’aurais tendance à privilégier dans ma mémoire une autre avant-guerre : celle de 1939. J’habitais une petite ville de province, Dax, et mes parents, des intellectuels qui ne méprisaient pas le cirque, essayèrent de ne pas manquer les chapiteaux de passage. Naturellement, ils m’emmenaient avec eux et le premier spectacle de cirque auquel j’assistai fut celui du Zoo Circus où Alfred Court présentait l’inoubliable groupe mixte qu’il avait dressé. Cette magnifique coexistence de lions, tigres, ours blancs, ours bruns et danois est passée à la postérité mais je devais avoir trois ans ce jour-là et je ne retins de cette séance en matinée que la présence de chiens danois dans la cage ainsi que l’acre fumet des fauves qui est resté pour moi, depuis ce jour, synonyme de cirque.
Une autre senteur a eu pour moi un pouvoir tout aussi dépaysant : le parfum d’écurie, qui était l’apanage d’un chapiteau de moyenne importance alors réputé sérieux où l’enfant que j’étais pouvait apprendre le cirque, mais un cirque sans fauves où le cheval était roi.
Le Cirque Bureau s’arrêtait chaque année Place Saint-Pierre au pied des remparts, fier de justifier son slogan : « Le Cirque sans bluff ». C’était une maison de confiance dirigée par Anna Ferroni et son mari Jules Glasner. Je devais apprendre par la suite qu’Anna était la petite-fille de Jean Bureau, fondateur de l’établissement, et que son mari descendait de Louis Delafioure qui exploitait à la fin du XIXe siècle un théâtre de singes. Chaque saison l’on retrouvait une très importante cavalerie que présentait, en liberté et en haute école, le couple directorial toujours désigné par le programme-papier par les respectueux « Madame Glasner et Monsieur Glasner » sans prénom. Empanachée, la directrice était toujours en robe longue, parfois de lamé gris, dans son sulky haute école, un numéro que je revoyais avec bonheur, convaincu que l’élégante directrice avait ce don inné : la classe.
En 1936 le programme annonçait : « Paolo2, le plus fort jongleur de l’époque » et je sentais confusément (j’avais sept ans) que j’étais en train d’applaudir un artiste exceptionnel. J’appréciai « Les frères Moustier, excentriques » sans deviner que je retrouverais Louis Moustier quarante ans plus tard à l’École créée par Annie Fratellini et Pierre Etaix. Paolo n’était autre que le beau-frère de Louis et il me sembla le reconnaître dans la troupe des Bedini-Tafani qui était au programme elle aussi. C’était bien lui, avec ses frères et sa sœur Nora, épouse Moustier. Lequel Moustier pouvait s’enorgueillir depuis le Moyen Âge d’un patronyme extraordinaire qui était De Dessus le Moustier. Tout cela me laisse songeur.
La guerre passe et, aussitôt après, le Cirque Bureau revint à Dax, toujours sans bluff mais avec des lions présentés en férocité par Ivanoff. La cavalerie me semble moins nombreuse, mais Mme Glasner était toujours l’étoile du programme, en robe longue, sur son sulky arachnéen, et les années n’avaient pas altéré sa grâce. Je me rappelle avoir frappé à la porte de sa caravane pour lui offrir un gros bouquet d’hortensias de mon jardin. C’était la première fois de ma vie que j’osais adresser la parole à une femme de cirque comme à une simple mortelle. Anna Glasner devait succomber en 1958 et son mari lui survivrait quatre ans.
Le programme papier ne précise pas la date, mais c’est avant 1936 que débarque à Dax pour la première fois un cirque à la ménagerie gigantesque, Amar, alors en plein essor avec en piste ses ours blancs, ses lions, ses tigres et ses seize éléphants qui avaient défilé dans la ville. J’en eus plein les yeux mais ce que je retins plus nettement encore, c’est Germain Aéros, le pochard acrobate qui me parut doué d’une cocasserie exceptionnelle. Si le programme imprimé n’était pas là pour témoigner, j’aurais oublié « Le Jockey d’Epsom par les deux Chotachen » dont l’un devait être Chotachen Courtault dont l’activité de professeur laissa son empreinte à l’École Fratellini-Etaix. Un an plus tard, en 1937, « Medrano voyageur », « Le Cirque de Paris », était à Bayonne où mes parents me conduisirent. Il flottait sous le chapiteau un parfum de cirque distingué. J’observe que si chez Amar comptait avant tout la multitude des fauves, chez Medrano, l’élégance de la présentation primait, avec les tigres de Vojtech Trubka. Ce disciple d’Alfred Court était très chic en blanc et des évolutions de ses tigres, naissait une véritable harmonie. Les affiches privilégiaient Paul, François et Albert Fratellini et ils ne me parurent pas inférieurs à leur immense réputation. Medrano sacrifiait à la mode des champions au cirque avec une exhibition de Jules Ladoumègue comme Bureau le ferait en 1938 avec Charles Rigoulet « L’homme le plus fort du monde » et Pinder avec les as des Tours de France cyclistes en 1937 et le boxeur Marcel Thil en 1938, au même programme que le Saut de la mort des Clerans dont le dénouement tragique aurait lieu au Gaumont Palace de Paris le 7 juillet 1946. Les Léonard, clowns maison, apportaient au Cirque Pinder une bonne humeur communicative. Je me souviens en particulier des « Pompiers de Nanterre » où ils répandirent beaucoup d’eau.
Au printemps 1939 le chapiteau des quatre frères Bouglione fit escale à Dax. Mes parents n’étant pas libres, je dus me contenter de visiter la ménagerie. L’aimable clientèle était informée que le billet d’entrée au zoo lui permettait d’assister au repas des directeurs, chaque jour à midi dans leur caravane. Plaisanterie ? L’heure fatidique était depuis longtemps passée mais un énorme appareil de télévision était offert, par la porte de la caravane directoriale, à l’admiration des foules. À 800 kilomètres de son émetteur parisien, la télévision ne fonctionnait évidemment pas.
Ce jour-là mon avant-guerre était terminée. J’avais été très impressionné par ce que j’avais entrevu du cirque pendant mon enfance, par les émotions du spectacle, le bonheur des yeux et l’étrangeté de cet univers itinérant et comme parallèle. Les fanfares des orchestres de « Tchécos », comme on disait alors, les accents indéfinissables, l’odeur du cirque, dépaysaient profondément le petit Français sédentaire que j’étais, persuadé que les gens du voyage relevaient d’une autre essence. Mes souvenirs sont imprécis et lacunaires mais demeurent vives les séductions immédiates ressenties. Pas trace de réflexion. La piste m’avait vampé. Une fois pour toutes j’étais conquis. J’avais choisi mon camp. Pas besoin de me justifier. Réfléchir sur le cirque, j’aurais toute ma vie pour cela.
1. Texte confié à Marika Maymard par son ami Jacques Richard (Dax, 9 août 1929 – Paris, 9 février 2018), chroniqueur de cirque et de cinéma, pour parution posthume. Il a été publié en page 44 du Cirque dans l’Univers n°268 du 1er trimestre 2018.
2. L’auteur évoque Paolo Bedini, au jeu inspiré de Rastelli, adopté enfant par la famille Bedini-Tafani.