La pantomime équestre

par Marika Maymard

Embellir, transcender l’ordinaire, transporter le spectateur au temps des grands héros à l’aide d’une performance toujours renouvelée des hommes et des animaux, offerte aux habitants occasionnels d’un univers bâti sur une planète inédite, le théâtre du cirque. Des pièces de manège aux grands hippodrames, la dramaturgie s’invite sur la piste depuis la création du cirque équestre il y a 250 ans. Des Scenic Riding Acts de Philip Astley ou de Charles Hughes au théâtre équestre contemporain du Centaure, de Zingaro ou de Baro d’Evel, la forme et l’intention n’ont cessé d’évoluer. L’instruction du cheval, envisagé comme interprète à part entière, est le fruit d’une longue évolution depuis les cavalcades historiques surgies de nuages de sable et des fumées des feux de Bengale des premiers temps du cirque.

Tours et détours

À l’ouverture de son école d’équitation en 1768, Philip Astley, ex-sergent major des Dragons d’Elliott, exécute quintes et quartes à l’épée, campé dans des postures périlleuses un pied sur la croupe, l’autre sur la tête de son cheval. Pendant un siècle, d’un côté à l’autre de la Manche, des affiches annoncent La danse comique du fermier français suivi d’une « hornpipe » et de la danse du drapeau intitulé The Graces (Londres, 1782) » ou une Entrée de paysan grossier métamorphosé en paysan coquet dansant l’Anglaise (Paris, 1794). Avec les découvertes d’« antiques », fleurissent les références à la mythologie et à la statuaire grecque et romaine. Les athlètes à cheval évoquent Le Vol de Mercure ou La Renommée ou se figent en des poses académiques étudiées, debout ou à genoux sur le dos de l’animal au galop. Les cavaliers restaurent les carrousels et tournois, déclinaisons des Pompes et Triomphes de l’Empire romain.

 

 

Pièces de manège

Dans un contexte très règlementé où le cirque est assimilé à un « spectacle de curiosité », ses pionniers n’ont de cesse que de faire reconnaître leurs établissements comme des « théâtres ». Privés de la parole, leurs « acteurs » sont voués à raconter des histoires par le truchement du mime, étoffé de performances et d’effets spéciaux. Héritières des drolls, ces petites pièces courtes, extravagantes et vite façonnées, jetées en pleine illégalité pendant les quatre siècles du régime puritain en Angleterre, les pièces de manège se construisent autour d’arguments simples. La Vie du soldat, La Noce du village ou Le Carnaval de Venise sont des pièces à transformation vestimentaire où excellent « Paul » et « Bastien », debout sur le cheval nu, au Cirque Olympique. Le monde du spectacle est poreux et les protagonistes s’observent. Des personnages apparus au théâtre font aussitôt l’objet, au cirque, de petites « séries » comme Fanchon la Vielleuse, comédie de Bouilly et Pain (1803) suivie du Frère de Fanchon ou des aventures de La Marquise de Prétintaille (Dumanoir et Bayard, 1836). La forme narrative s’étoffe, s’allonge. Des mimodrames en plusieurs actes s’élaborent. Ainsi, en 1825, s’affiche une version du poème romantique de Lord Byron, Mazeppa (1819) écrite par Léopold et Cuvelier pour le Théâtre du Cirque Olympique : Mazeppa ou le cheval tartare. En 1830, La poursuite de Fra Diavolo, opéra d’Auber sur un livret de Scribe, ressuscite le mythe du brigand héroïque, dans un grand déploiement de cavalerie.

 

 

Le temps des pantomimes

La nature du conventionnement des théâtres détermine le type de spectacle autorisé. L’Hôtel de Bourgogne ou l’Opéra ne peuvent faire monter un cheval sur la scène… que mené par un Franconi ! Les compagnies de cirques, classées théâtres mineurs, ont l’interdiction de jouer des pièces parlantes, ce qui précipite la réalisation de pantomimes équestres à grand spectacle, dans la veine de La Mort de Marlborough qu’Antonio Franconi interprète seul à l’Amphithéâtre des Brotteaux à Lyon, en 1792. Les écuyers se surpassent à la poursuite de hors-la-loi comme dans Le Renégat et la belle Géorgienne (1817) ou La Famille d’Armincourt et les Voleurs (1812). Des croisades aux campagnes napoléoniennes, ces représentations offrent à un public exalté par les éclats des cuivres et l’odeur de la poudre, des corps à corps à cheval mettant en scène des dizaines de cavaliers entraînés par des héros bien réels ou légendaires, d’Ulysse à Murat en passant par Robert le Diable, Henri IV ou Don Quichotte. À l’affiche de l’Amphithéâtre d’Astley, les noms des grands personnages shakespeariens croisent ceux des héros du jour, à l’instar du vieil ennemi de Franconi, Wellington, vainqueur des Français à Waterloo. Les livrets du Cirque Olympique décrivent avec minutie le détail des actions, jusqu’à la plus petite expression mimée. Ils comportent la signature des auteurs, des compositeurs de musique, des concepteurs de décors et de costumes. Mais aucun dialogue.

 

 

Évolutions

Pour les besoins de l’action, la structure et la scénographie des cirques se transforment. Dès le début du XIXe, la piste est régulièrement reliée par de larges rampes de bois à une scène parfaitement équipée de coulisses, de dessous et de cintres. Une juxtaposition d’espaces qui permet d’élargir le champ d’action, d’intégrer des décors et  pour les cavaliers de simuler des charges spectaculaires. Le succès est tel que Antonio Franconi réussit à obtenir une dérogation pour introduire des dialogues et même des chœurs dans ses productions plus vraies que nature, qui réveillent et entretiennent le sentiment patriotique des foules. D’où cette réflexion de Jules Claretie en 1910 : « Il y aurait une thèse à écrire (sans paradoxe aucun) : De l’influence de Franconi sur le retour de l’Empire ».

 

 

Complémentaires, les fils d’Antonio poursuivent l’œuvre du père : au Jardin des Capucins, d’abord, rue du Mont Thabor, puis au Faubourg du Temple. Henri, dit Minette, met en scène les pantomimes et Laurent dresse les animaux et dirige les chevauchées. La création des hippodromes offre un nouvel espace, idéal pour le déroulement des grandes épopées. L’Histoire déroule ses fastes et ses drames, dans des déploiements de plus en plus importants de chevaux et de figurants, depuis Le Camp du Drap d’or, créé en1845 par Victor Franconi à l’Hippodrome de l’Étoile, jusqu’à Vercingétorix, qui, le 13 mai 1900, inaugure l’Hippodrome de la Place Clichy. Annoncées comme des féeries, parades et cavalcades étouffent un peu la performance, entretenues vaille que vaille par de spectaculaires courses de chars et la sensationnelle Poste à quinze ou vingt chevaux.

 

 

Des pantomimes historiques aux opérettes de piste

Tout au long du XIXe siècle, le cheval, compagnon et partenaire de l’homme à la ville comme à la scène, est éduqué à la pratique d’exercices équestres académiques autant qu’au jeu et à la cascade propres aux drames mimés. Les divers épisodes et rebondissements des campagnes militaires fournissent des thèmes et des occasions de restaurer le sentiment d’appartenance et la fierté nationale de Français traumatisés par la défaite de 1870 contre les Prussiens. Au Cirque National, devenu Cirque d’Hiver en 1873, Adolphe Franconi traverse les époques et les régimes en changeant le couleur des drapeaux. Pendant un siècle, les théâtres et les cirques remontent des reconstitutions de victoires napoléoniennes revigorantes. À côté de thèmes récurrents comme des courses de chars et des chasses adaptées des jeux antiques, la veine narrative des auteurs de pantomimes s’inspire également de conflits lointains : les guerres du Caucase ou de Crimée, le conflit sino-japonais, offrent l’opportunité de renouveler la curiosité du public et d’entretenir son désir d’évasion. Une équipe artistique réunie par la direction du cirque s’attelle à la confection d’uniformes, de décors, de costumes et à des compositions musicales exotiques ou orientalisantes.

 

 

Les expositions universelles de 1889 et 1900 à Paris attirent des foules de provinciaux et d’étrangers friands de divertissements. Ouvert en février 1886 à l’initiative de Joseph Oller, le Nouveau Cirque de la rue Saint-Honoré est conçu comme un fastueux écrin à la hauteur des exercices présentés, à dominante équestre, des attractions invitées et d’un public en tenue de soirée. Équipé d’une piste transformable en piscine, il est conçu pour une ouverture été comme hiver. Pendant la saison théâtrale, le plancher de bois protégé par un tapis de coco s’escamote après la deuxième partie du programme pour laisser la cuve de presque 14 mètres de diamètre se remplir d’eau pompée dans la Seine. Prétexte à de grands tableaux féeriques ou comiques, sa piste nautique se meuble de décors et s’anime de dizaines de figurants en plus des éléments de la troupe. Écrits par Donval, Agoust ou Surtac et Allevy, les scénarios prévoient tous un gigantesque plongeon final d’artistes humains et animaux.

 

 

Au tournant du XXe siècle, la rencontre entre le monde du cirque et celui de la Banque foraine, ambulante, dominée par de grands propriétaires de ménageries comme les Krone, les Chipperfield, les Amar ou les Bouglione, accélère sa mutation. La vocation principalement équestre du cirque doit s’incliner devant un métissage des genres et l’arrivée obligée de grands numéros de fauves. Morcelé en une mosaïque d’attractions, le spectacle retrouve cependant une unité à la faveur de féeries musicales, à caractère exotique, nommées « opérettes de cirque » par les directions successives du Cirque d’Hiver, de Gaston Desprez au lendemain de la Première Guerre mondiale, aux Frères Bouglione à partir de 1934. La nostalgie des grandes fresques historiques ressuscite notamment Ben-Hur et Buffalo Bill, permettant le déploiement de savoir-faire très diversifiés d’une tradition équestre universelle : cavaleries en liberté, courses de chars, jeux romains, rodéo, cascades, charges de cavalerie et parades militaires. Dans un espace où le cheval est de nouveau roi.