par Magali Sizorn
Agrès de gymnastique et de culture physique, les anneaux sont utilisés comme le trapèze et la barre fixe dans des numéros de cirque dès le milieu du XIXe siècle.
Croix de bois, croix de fer
Aux anneaux, point de mensonge. Planches, suspensions, élans et tourbillons ne souffrent aucune défaillance. Tenir en équilibre sur les mains, lutter contre la pesanteur pour rester en équerre entre les anneaux de bois ou de métal, tenir la fameuse croix de fer : plus que l’audace (rares sont les chutes), c’est le contrôle d’un corps façonné, tendu et musclé qui est apprécié. Au XIXe siècle, et alors que ces figures, aujourd’hui classiques, sont déjà présentées sur les pistes, on vient admirer les gymnasiarques, dont les exercices, détournés sur les pistes au profit du spectacle, rappellent que l’époque est au développement du travail corporel raisonné. Georges Strehly, grand promoteur de la pratique gymnique, mentionne dans l’ouvrage qu’il consacre à l’acrobatie quelques numéros remarquables de la fin du XIXe siècle, et notamment ceux du trio des Nighton, ou encore la « triple planche » des Donnal’s. La multiplication des acrobates pour un même agrès participe alors de la spectacularisation du travail aux anneaux, un travail souvent austère dans la démonstration d’un savoir-faire technique et d’une puissance physique par des acrobates aux moustaches bien taillées et tenues de gymnastique parfaitement ajustées.
Des femmes fortes, aussi
Sur les pistes de cirque, et contrairement aux actuelles salles de gymnastique1, les anneaux ne sont pas exclusivement un agrès masculin. Dès le XIXe siècle, les annelistes femmes y présentent des numéros, mettant à mal les oppositions traditionnelles du fort-masculin et du faible-féminin. Le traitement des identités reprend toutefois, et cela encore aujourd’hui sous les coupoles de cirques de tradition, un codage sur-différenciant hommes et femmes : talons hauts, sourires et grâce travaillés visent à effacer toute suspicion d’une insuffisante féminité. Les critiques à l’encontre d’une virilisation des femmes ne sont d’ailleurs pas rares dans l’histoire du cirque, critiques allant souvent de pair avec celle d’une proximité trop forte entre numéros de cirque, culture physique et gymnastique. Ainsi Francis Ramirez écrit-il en 1977 que « le risque encouru [pour les femmes], surtout à la perche et aux anneaux, est de développer une musculature excessive […]. C’est là que la danse classique peut polir les attitudes et assouplir par la grâce la rudesse de l’effort ». Lilian Leitzel (1892-1931) a sans conteste marqué l’histoire du cirque, autant par la dimension dramaturgique de sa biographie que par la qualité de son numéro. « Vedette américaine » (elle a longtemps travaillé chez Ringling Bros and Barnum & Bailey), invitée dans de nombreux cirques européens, elle décède en 1931 au Valencia Music Hall de Copenhague à la suite d’une chute en plein numéro (le mousqueton d’une de ses cordes s’est ouvert accidentellement). Elle est alors l’épouse du célèbre trapéziste volant, Alfredo Codona, qui connaîtra lui-aussi un destin tragique. En piste, celle dont le physique était décrit comme « plutôt ingrat » par certains (Thétard, 1947, 377)2, émerveillait les spectateurs et « devenait belle en action par l’aisance et la perfection de son travail » : elle se hissait d’abord à la corde lisse, puis réalisait aux anneaux différentes suspensions, planches et rotations.
Autre figure féminine et « reine des anneaux », Dolly Jacobs (1903-1992), fille du clown américain Lou Jacobs, sera plusieurs fois primée pour son numéro aux anneaux ballants, notamment en 1988 avec un Clown d’argent au Festival international du cirque de Monte-Carlo. Formée également au trapèze volant, elle introduit une dimension acrobatique aux numéros des annelistes, en concluant son numéro par un saut périlleux dont la réception se fait sur une corde verticale. Intercalant démonstration de force et de souplesse, associant figures classiques des anneaux et technique inspirée du trapèze volant, elle s’élève sous la coupole du chapiteau dans les ballants de ses anneaux.
Entre la terre et le ciel
Ainsi pratiqués ou associés à d’autres agrès (corde, trapèze…), les anneaux sont alors « pimentés », selon Adrian (1988, p. 19). Il est vrai qu’il n’est que peu question d’envol aux anneaux. La possibilité de la chute, elle-même, est souvent à peine suggérée, tant l’acrobate s’accroche, se suspend, se hisse, se maintient. Finalement, cet agrès invite à des jeux multiples : ceux de l’exploit et du vertige, ceux du simulacre aussi, ceux permis enfin avec les oppositions du lourd et du léger, du fort et du faible, du masculin et du féminin, jeux dont s’était admirablement emparé Barbette (de son vrai nom Vander Clyde Broadway, 1899-1973), trapéziste travesti des années 1920 et 1930 qui apparaissait sur scène de plumes vêtu, puis s’élançait aussi aux anneaux en léger maillot. Il fondait ensemble la force et la grâce et ébranlait les schémas conventionnels d’appréciation de numéros genrés, avant de lever l’ambiguïté. En ôtant sa perruque en fin de numéro, le simulacre était révélé.
1. Les anneaux « balançants » ont toutefois été pratiqués en compétition par les femmes entre 1938 et 1950.
2. Elle est qualifiée plus généralement de « dainty », c’est-à-dire ravissante, par ses contemporains.