Cultures

Correspondances

par Marika Maymard

 

Le cirque moderne se crée à la fin du XVIIIe siècle dans un creuset de savoirs, de disciplines et de codes modélisés au cours de plusieurs millénaires. De même, la magie moderne se bâtit sur un ensemble de mythes, de jeux et de pratiques savantes qui, ritualisés, bousculent les lignes de la réalité sensible. Une alchimie se forge entre découvertes scientifiques et matériaux bruts surgis d’une mémoire ancestrale nourrie de monstres, de fantômes, de sorciers, de charmes sataniques et de fureurs divines… Tous prodiges dont Pierre Boaistuau dresse au XVIe siècle dans ses Histoires mémorables un panorama curieux ou terrifiant qui fait déjà le lit de l’illusion spectaculaire.

 

« Si le rituel conserve quelque chose de son ascendance sur les arts, c’est certainement la magie moderne, spécialité injustement ignorée de la création contemporaine, qui en témoigne avec le plus de vigueur. Souffles magiques, formules cabalistiques, gestes pseudo-performatifs, incarnent cet atavisme en composant une véritable sémiose rituelle engagée parfois à l’insu de l’artiste, parfois de manière volontaire pour accompagner la réalisation de l’effet. » Valentine Losseau1

Une alchimie rêvée

Plus les acquis de la raison et de l’observation savante apportent de connaissance et de maîtrise de la nature par l’homme, plus le public recherche la confrontation à des manifestations irrationnelles comme à autant de vertigineux délices, jalons du culte éternel de la Vie et de la Mort. Du salon de Robert-Houdin aux théâtres magiques de Bénita Anguinet, Loramus, Linski, Delille ou Dicksonn, des scènes de vaudeville de Davenport ou Maskelyn & Cooke à celles des cabarets, se déploient des effets fantastiques « empruntés » aux rites celtes ou égyptiens, aux mystères du Moyen Âge, ou au spiritualisme indien. Annoncés, auréolés de mystère par le boniment du magicien, ils se déclinent en apparitions, disparitions, transformations ou pénétrations de corps et d’objets. « Ce que vous verrez, Messieurs, c’est ce qui n’a pas de précédent et n’aura jamais d’imitation. Ce que vous verrez, ce sont des merveilles, des impossibilités, des miracles enfin ! » (Robert-Houdin, Comment on devient sorcier, 1868)

À côté du courant mesmériste qui parle sérieusement de la réalité d’un « fluide magnétique » en chaque être vivant, les thaumaturges, et autres faiseurs de miracles de la scène appuient leurs pouvoirs magiques sur le détournement d’expériences scientifiques plus ou moins occultes, dans la veine des fantasmagories de Robertson ou des démonstrations dont Louis Comte régalait les cours princières sous le Premier Empire.

En racontant des histoires fantastiques pimentées d’effets, la magie moderne revivifie le règne de la pantomime – foraine, équestre, exotique ou « anglaise » – qui depuis le XVIIe siècle nargue les productions des théâtres officiels. Des personnages issus de liturgies ou de mythologies anciennes nourrissent la dramaturgie jusqu’à l’effroi ou le rire. En témoigne la page des spectacles de L’Orchestre du 7 juin 1891, où s’affichent pêle-mêle le Sphinx, le Manoir du Diable ou le terrible Nain Jaune issu du conte, familier, de Mme d’Aulnay revisité par Georges Méliès, nouveau directeur du Théâtre Robert-Houdin. La musique s’invite avec une composition de Caroline Chelu sur le thème du Nain Jaune, un Galop brillant pour piano interprété par Mme Rehm, tandis que dans une salle spécialement aménagée, ouverte à l’entracte, s’offrent de mystérieuses apparitions de spectres « vivants et impalpables ».

Créatures… mécaniques

Les progrès scientifiques et techniques favorisent la réalisation de nouveaux prodiges et notamment la conception d’automates perfectionnés. Cinq cents ans après la mise au point par Albert le Grand2 d’une Minerve en bois, servante et devineresse,  en 1879, E. Fétis fait l’histoire de ces machines androïdes équipées de soufflets qui depuis l’Antiquité reproduisent des chants ou jouent de la musique3. Ainsi Jacques de Vaucanson (1709-1782) réalise deux automates musiciens et un canard digérateur qui reproduit toutes les phases de l’ingestion et de la transformation d’aliments. Vers 1770, dans son Musée ambulant, Philip Astley présente des Pieces of Mechanism, dont son Chronoscope4. Mais l’usurpation n’est pas loin et, désireux d’éclipser le génie de Vaucanson, l’ingénieur austro-hongrois von Kempelen exhibe en 1770 à la cour d’Autriche Le Turc mécanique, un « joueur d’échecs » quasi imbattable, qui se révèlera quatre-vingts ans plus tard un faux automate habillé de rouages mais mû par une intelligence et une présence humaines. Promené à travers l’Europe, l’habile canular trompe et… bat ses adversaires dont, notamment, Napoléon 1er. Au mitan du XIXe siècle, Jean-Eugène Robert-Houdin conçoit et met en scène Antonio Diavolo, le trapéziste virtuose, un Pâtissier du Palais-Royal qui prend les commandes de friandises et les sert, ou L’Oranger merveilleux dont il fait jaillir des fleurs et des oranges fraîches et goûteuses.

Ombres et lumières

Anagramme du mot image, la magie sollicite le regard en provoquant des sensations visuelles insolites, décalées. Enchanté ou violenté selon la proximité, la nature ou la forme de l’effet, le spectateur entre bon gré mal gré dans un univers dont l’irréalité le grise si toutefois il accepte de se laisser captiver. Au XIXe siècle, l’âge d’or du dieu Progrès, les découvertes du domaine de l’optique et de la lumière stupéfient des publics envoûtés par la matérialisation de formes noires ou blafardes, à la fois familières et spectrales. Issus des ténèbres, personnages et décors surgissent devant un auditoire subjugué. Encadrés par le castelet du théâtre d’ombres ou esquissés sur les écrans des lanternes magiques, de nouveaux héros, modestes et mystérieux s’ancrent désormais dans le paysage du divertissement, de la fantasmagorie aux… prémices du cinéma !

Dominique Séraphin serait le premier à présenter un théâtre d’ombres chinoises5, en 1772 à Versailles, suivi en 1780 par Philippe Astley, qui cherche à diversifier ses « amusements »6. La discipline, baptisée ombromanie, séduit les prestidigitateurs qui la pratiquent au théâtre, en cabaret comme au cirque. À un siècle d’écart, Trewey, acteur, jongleur équilibriste et ombromane, ou le magicien Philippe Beau, rapprochent dans leurs créations la magie et le cinéma. En 1890 Félicien Trevey rencontre Antoine Lumière avec lequel il partage la curiosité et l’émerveillement pour « le mystère du quotidien »7 et la science du mouvement, et l’initie à la prestidigitation. Dans Magie des ombres et autres tours, Philippe Beau compose un spectacle où glissent et se fondent en un morphing fascinant, tours de magie, ombres vivantes de personnages et d’animaux, et brèves scènes de films comme autant d’hommages à Méliès, Chaplin – Le Cirque (1928) – ou Spielberg – E.T. (1982).

Comme de longs échos qui de loin se confondent

Ce vers de Baudelaire8 pourrait évoquer la résonnance légendaire des grandes voix des pythies et autres devineresses, à travers les millénaires. Évoqué dans les annales des rois, demi-dieux de l’Antiquité ou même dans la Bible, ainsi que l’expose Colombat de l’Isère, le mystère des oracles et des incantations prononcées dans un cadre intime, comme au-dessus d’une foule immense, a toujours fait l’objet d’études. Attribué dans l’Antiquité à un procédé magique qui fait parler les entrailles ou même les organes sexuels – de la pythonisse de Delphes –, le phénomène a été nommé familièrement « ventriloquie ». Ainsi, même au XXIe siècle, ceux qui maîtrisent avec art leurs cordes vocales et leur souffle jusqu’à pouvoir converser avec un double sans bouger les lèvres ou faire parler à distance des personnages inanimés, s’appellent des ventriloques. Ils exercent leur pratique le plus souvent sur une scène, en compagnie d’une marionnette très mobile, charmeuse et nonobstant diabolique, qui prend la forme d’un enfant, d’un animal souvent bizarre ou d’un objet – la grenouille habillée qui chante « Le coq est mort ! », le heaume de G. Schlik, voire même d’un légume comme la laitue de Marc Metral. Certains artistes multiplient les « partenaires », d’autres changent eux-mêmes de personnage en transformant très vite leur apparence et leur voix tel le comédien transformiste Cascabel qui, avant Leopoldo Fregoli, enflamme les foules et inspire au romancier Jules Verne le profil de son héros César Cascabel.

 

Pur divertissement, hérissé de provocations, parcouru de furtives fulgurances, pour enchanter ou choquer et faire rire, le jeu à deux voix du ventriloque peut faire passer un message. Ainsi, dans les années 1970-80, Terri Rogers (1937-1999), magicienne anglaise (née Ivan Southgate) et son petit complice bavard Shorty Harris (sorti de l’atelier, réputé, de Len Insull) ont favorisé l’écoute et la cause des transgenres9.

Faire parler les silhouettes de pierre et autres idoles est un procédé qui sert les manipulateurs plus ou moins bien intentionnés. Fait d’arme de Louis Comte, physicien et ventriloque, qui fait fuir les révolutionnaires résolus à casser les statues d’une église [D’Auberval, 1816], ou souvenir des explorations de Tintin, il renforce aussi le pouvoir mortifère du gourou Jo DiMembro auprès de membres de la secte du Temple du Soleil… et transforme le magicien en créature diabolique.

 

La figure du magicien

par Valentine Losseau

 

Dans la culture populaire, la figure du magicien est ambivalente, elle transpose des signes glanés dans les registres de l’illusionnisme comme dans ceux de la magie religieuse, rituelle ou thérapeutique. De nombreux illusionnistes du XIXe siècle s’inspirent des phénomènes magiques et empruntent aux sorciers ou aux mages dotés de pouvoirs surnaturels une gestuelle connotée : mouvements des mains mimant une action télékinétique, baguette magique, formules « abracadabrantesques »...

 

L’une des figures littéraires les plus charismatiques de la magie européenne est celle du Docteur Faust. Inspiré d’un alchimiste allemand ayant vécu au tournant des XVe et XVIe siècles, ce personnage fiévreux, plein d’orgueil romantique dans sa quête d’omniscience, étudie les magies anciennes avec une application telle qu’il finit par attirer l’attention de Méphistophélès, un avatar diabolique prenant volontiers forme humaine. L’Europe médiévale catholique avait représenté le diable comme un être doté du pouvoir de métamorphose, un interlocuteur amène et engageant, rivalisant d’intelligence pour duper ses proies. Le Malin est le maître des illusions. Celui qui parvient à pactiser avec lui peut, en échange de son âme, bénéficier de ses pouvoirs, tout comme on peut, dans certaines traditions islamiques d’Afrique du nord, asservir les djinn, esprits subtils, invisibles la plupart du temps.

Popularisé par l’œuvre de Gœthe dans le courant du XIXe siècle, le succès de Faust devient mythique : Delacroix illustre ses mésaventures avec une série de lithographies, Gounod, Berlioz, Sporh signent leurs célèbres opéras éponymes. Le duo Méphistophélès et Faust inspire la musique symphonique de Franz Lizst, de Richard Wagner, de Robert Schumann, mais aussi la littérature (Heine, Pouchkine, Tourgueniev), le cinéma (Méliès, Murnau)...
Arrigo Boïto écrit son opéra : Mefistofele.

Le pacte du savant et du diable, c’est la connaissance des mortels associée aux puissances impénétrables de l’univers : ensemble, elles totalisent magie blanche et magie noire, magie réelle et magie feinte, magie séculière et omnipotence divine. Dès lors, on ne s’étonne pas de retrouver, sur les affiches des spectacles, le portrait du magicien en docteur, affublé de son acolyte supra-terrestre sous la forme d’un homme vêtu de rouge et coiffé d’une plume de coq (un Méphistophélès d’Épinal), accompagné de ses adjuvants, des nuées de diablotins espiègles... De la deuxième moitié du XIXe siècle jusqu'aux années 1930, cette imagerie s’impose comme la représentation classique du magicien moderne, comme en témoignent les affiches de Thurston, Carter, Kellar, Blackstone, Dante, Maskelyne et Devant, Leroy-Talma-Bosco et tant d'autres.

1. Valentine Losseau, « Se jouer des esprits. Du rire de Robert-Houdin au rire des indiens Chulupi », in Demeter, dossier Du rite au jeu [en ligne], 2016.

2. Moine, savant, magicien et alchimiste, Albrecht von Bollstädt, dit Albert Le Grand, est né vers 1190 en Bavière et mort en 1280. Il eut entre autres pour élève Thomas d’Aquin. « Etiam nos ipsi sumus experti in magicis » (Bien plus, nous sommes experts en magie) écrit-il dans son De anima, I, 2, 6. 1254-1257 (Paris, Stock, p.32). Sa Minerve est décrite par Trithème.

3. E. Fétis, « Des Automates musiciens » dans le supplément littéraire du dimanche du Figaro du 13 juillet 1879.

4. Steve Ward, Billy Buttons, Pen & Sword Books Ltd, 2018, p. 46 à 48.

5. Alber, Les théâtres d'ombres chinoises, Paris, E. Mazo, 1896.

6. Mike Rendell, Astley’s Circus, 2013, p. 46.

7. Yves Chevaldonné, « "L'homme en morceaux, raccommodé" : de Félicien Trevey au Professor Trewey », in 1895 n° 36 [en ligne], 2002.

8. « Correspondances » de Charles Baudelaire dans Les Fleurs du Mal, Spleen et idéal IV, 1857.

9. Également magicienne Terri Rogers invente et développe des illusions, notamment pour David Copperfield ou Paul Daniel.