Origines

par Frédéric Tabet

La longue sécularisation du spectacle magique s’accompagne d’histoires originales et d’un cloisonnement entre les pratiques, de la « magie rapprochée » –  ou close-up – à celles de la magie de scène et des grandes illusions.

Installations spectaculaires

À l’époque où Alciphron (IIe-IIIe siècles) décrit les effets des « joueurs de cailloux », Héron d’Alexandrie décrit dans Les Pneumatiques des applications scientifiques permettant d’ouvrir des portes de manière mystérieuse, de mettre en mouvement des plates-formes, d’animer ou de faire chanter des statues.
Au théâtre, la machinerie permet de réaliser des effets de changement de décor à vue, grâce aux périactes décrits par Sophocle ou de faire descendre du ciel des divinités par les installations de Deus Ex Machina. Ces installations architecturales et scéniques lancent la longue tradition des vols nommés voleries, gloires, suspensions ou hommes volants et des transformations, métamorphoses ou métempsychoses qui lient l’histoire du théâtre et de l’art magique.

Le Maître des secrets

Au Moyen Âge, aux côtés de l’escamoteur de plein vent, les représentations théâtrales mettent en œuvre de nouvelles techniques spectaculaires, en particulier lors des Mystères. Dans le Tiers-Livre François Rabelais écrit en 1546 le Mystère de la Passion : « celui qui jouait Saint-Michel descendit par la volerie ; les diables sortirent d’enfer ». L’apparition du Christ, son élévation au Ciel, la décollation de saint Jean-Baptiste, la marche sur l’eau de Saint Pierre ou la crémation des innocents sont autant d’effets supervisés par le « maître des secrets » ou le « maître des feintes ». En plus du prolongement des Deus Ex Machina, les estrades permettent d’exploiter les dessous de scène. Des trappes manœuvrées par le conducteur [de secrets] ou le feinteur font apparaître dragons et autres diables. Utilisées de manière indirecte, elles permettent des transformations dont les moyens restent inconnus du public. « Deux tigres doivent secrètement se cacher sous terre et au lieu d’eux doivent sortir deux moutons (VI-19) » peut-on lire dans L’Extraict des fainctes qu’il conviendra faire pour le Mystère des actes des Apôtres. Lors de scènes de torture, d’autres feintes exploitent des mannequins et des sacs de faux sang. Tous ces effets visent à faire revivre au spectateur les moments marquants de la vie des saints.

Les Pièces à machines

À la Renaissance, la perspective gagne la scène théâtrale, sa mise en œuvre crée de nouveaux effets de réalisme, ainsi les lignes de fuite des décors coïncident progressivement avec l’horizon de la toile de fond. En 1637, l’Italien Nicola Sabbatini publie La Pratique pour fabriquer des scènes et des machines dans le théâtre. Il y décrit des lévitations dont les moyens restent mystérieux. Jusqu’alors, dans les Mystères, les câbles, poulies et autres grues étaient visibles et audibles. Au moment où le théâtre se dissocie du religieux, les feintes sont repensées selon une logique d’illusion. Les machinistes déportent les supports dans l’axe de vision du spectateur, camouflent les filins, estompent les bruits et les procédés deviennent mystérieux.
Ce déplacement va de pair avec l’adoption du savoir-faire italien. En 1645, le Cardinal Mazarin engage Giacomo Torelli, surnommé le Grand Sorcier, pour la construction de la salle des Machines au palais des Tuileries. Espace de représentation modeste, sa conception facilite les mises en œuvre techniques : profondeur de 46 m, gril à 13 m, fosse de 5 m. Cachés aux yeux du public, ces dispositions permettent d’accueillir des machines de spectacle. La Comédie-Italienne, l’Opéra ou la Comédie-Française ont recours à une machinerie théâtrale sophistiquée pour servir un merveilleux scénique.

Les amusements scientifiques

Au XVIIIe siècle, Paris est la capitale des sciences, de nombreuses démonstrations présentent de manière ludique des découvertes comme le magnétisme, les effets du courant sur le corps, l’incompressibilité de l’eau et des expériences sonores ou lumineuses. Ces spectacles suivent le mouvement entamé par les savants qui inventent le concept de sciences amusantes. En 1584, J. Prévost publie La Première Partie des subtiles et plaisantes inventions  pour « arracher le badaud d’ignorance... et lui faire voir comment ces supposés enchanteurs l’ont tenu jusqu’ici misérablement enveloppé ». À la fin du XVIIIe siècle, Jacques Charles est le premier à faire voler un ballon à l’hydrogène, actualisant par la science les voleries du théâtre.
Si les expériences mathématiques nécessitent de modestes accessoires, les expériences de physique mises au goût du jour par l’Abbé Nollet, demandent pour leur part un investissement plus lourd. Pour horripiler ou commotionner un spectateur, deux expériences très en vogue, le physicien a besoin de machines électriques parfois imposantes. La respectabilité de ces passeurs de science tient à leur érudition mais aussi à leur apparence : l’opérateur se doit d’avoir de beaux appareils, « le vernis leur ajoutant une touche d’élégance » précise l’Abbé Nollet. D’anciens escamoteurs se parent alors du titre de physicien et mêlent expériences scientifiques à d’habiles mystifications. Certains, tels Comus et Rabiqueau, ouvrent des cabinets de physique à Paris et acquièrent une réputation d’homme de science.

Les Théâtres de magie et l'illusionnisme

De la période transitoire des cabinets de physique amusante de la seconde moitié du XVIIIe siècle, les artistes du XIXe héritent d’une certaine respectabilité. Cette mutation va de pair avec l’adoption du terme « prestidigitateur ». Les magiciens peuvent alors ouvrir des théâtres et développer leurs effets dans des espaces de spectacle dédiés : Olivier, Comte, Philippe, Robert-Houdin ou Robin. Ce cadre sédentaire permet d’affiner les discours, d’intégrer de manière permanente les trucages aux installations intérieures. Les grandes illusions comme la disparition d’un enfant sous un gobelet ou la suspension éthéréenne, se déroulent sur des éléments d’ameublement (tables, tapis, bancs) qui semblent anodins.

À la fin du XIXe siècle, l’esthétique des théâtres de magie évolue en deux directions distinctes. D’un côté sous l’impulsion des Anglais Georges Alfred Cooke et John Nevil Maskelyne (1839-1917) à l’Egyptian Hall de Londres, les grandes illusions intègrent progressivement des trames narratives. Initialement, cette forme théâtralisée s’ancre dans une démarche démystificatrice. Pour combattre les démonstrations spirites présentées par les frères Davenport en Europe et les discréditer, Cooke et Maskelyne démontrent au public qu’ils peuvent refaire leurs expériences d’évasion d’une volumineuse armoire sans aide des esprits. En intégrant un lieu de représentation régulier, l’Egyptian-Hall, les deux artistes vont chercher à régénérer l’intérêt des spectateurs, en ajoutant progressivement d’autres effets avec ce grand meuble. Ils changent aussi la visée démystificatrice du spectacle en développant des trames narratives, en interprétant des rôles affirmés, en se costumant… Repensée, cette grande armoire devient un élément de décor, coffre, prison ou accessoire de médium spirite. Les pièces magiques empruntent au théâtre populaire pour rendre plus spectaculaires des effets déjà connus du spectateur.

L’autre tendance vise l’épure, elle est à mettre en relation avec la généralisation du terme illusionnisme introduit en France par le Lyonnais d’origine Joseph Buatier. En 1886, Jules Lemaître en décrit les effets « simplifiés, réduits à l’essentiel […] plus nus […] et par là même plus surprenants ». La scène se vide, les installations semblent minimalistes. Cette période marque un retour de ce que Jim Steinmeyer a nommé la magie optique, basée sur une application d’illusions d’optique élargie à l’ensemble du plateau de jeu. Le trucage n’est plus camouflé, il devient imperceptible. Les principes de la magie optique exploitent les limites de perception lumineuse (le théâtre noir), l’indiscernabilité d’une image et son reflet (miroirs), le pouvoir séparateur de l’œil (filins)…

Les débuts du music-hall

L’implantation du music-hall dans le premier quart du XXe siècle a une influence décisive sur les formes magiques. Le music-hall repose sur l’enchainement rapide de numéros courts. Il privilégie le choc et la surprise. Certains magiciens se plient aux contraintes de montage et démontage et conçoivent les « boites » aujourd’hui familières, dont celle, emblématique de la femme coupée en deux. Ces boites colorées montées sur roulettes permettent de contrôler à la fois les corps des partenaires qui y pénètrent et la vision des spectateurs. Les réglages minutieux de la magie optique sont intégrés aux appareils. Finies les répétitions en scène pour positionner les assistants ou les études du champ de vision du spectateur !
À contrepied, d’autres artistes refuseront l’esthétique du « numéro en boite » en se constituant en troupe comme le Français d’origine italienne Bénévol, les Américains Howard Thurston, Horace Goldin, the Great Carmo ou l’Allemand Kalanag.