La magie des cartes

par Thibaut Rioult

 

Apparues au XIVe siècle en Europe les cartes sont assimilées à des jeux de hasard. Les tricheurs et les escrocs s’en emparent et en explorent les possibilités techniques, bien avant les illusionnistes. C’est l’objet d’un ouvrage de Robert-Houdin (1805-1861) consacré aux Tricheries Des Grecs Dévoilées (1861). D’autres artistes s’emparent du thème de la tricherie pour l’intégrer dans leurs spectacles d’illusionnisme, comme les Belges Luc Apers (1969-) et Christian Chelman (1957-) ou l’Américain Ricky Jay (Richard Jay Polash 1948-2018).

 

 

Tricheurs ou magiciens

Caractérisé par la manipulation de cartes, de balles et de gobelets, de coquilles de noix ou de boites d’allumettes, le bonneteau n’est pas à proprement parler un tour de magie. La pratique prend des formes identiques mais la mise en scène et la finalité diffèrent radicalement. Le tricheur détourne l’attention du chaland par un simulacre de jeu codifié. La pratique de l’illusion, inscrite dans le respect d’un ordre naturel, se déroule en dehors de toute référence magique afin de rendre ses actions techniques invisibles. Le prestidigitateur se distingue du tricheur par sa transgression fondamentale des lois naturelles. Il va trop loin, franchit la limite, et brise le code en créant avec le spectateur une distance ou plutôt une distanciation. Le spectateur est invité à l’aborder en terme de performance liée à un acte spectaculaire. Cette transgression magique permet paradoxalement d’établir avec lui un pacte implicite concernant le caractère illusoire de ce à quoi il assiste. Le magicien affiche son honnêteté en rendant visible sa malhonnêteté. Il manifeste et assume la vérité de son « mensonge ».

 

 

Les tricheurs simulent la maladresse ou l’innocence pour mieux piéger leurs dupes. Les magiciens utilisent différents modes de présentation. Ils pratiquent pour le plus grand nombre une magie des cartes classique, nette et élégante, sans fioritures excessives et sans extravagance, souvent teintée d’humour. D’autres, dans un style différent, (sur)jouent avec délice une cartomagie plus « brouillonne » et désordonnée, dont toute technique semble avoir disparue. L’effet magique se trouve alors amplifié par ce décalage entre une situation de départ inextricable et un final miraculeux qui ramène mystérieusement l’ordre. Ainsi, issus de l’école espagnole, Juan Tamariz (Juan Tamariz-Martel Negrón, 1942-), cartomagicien extraverti et survolté et Dani DaOrtiz ou le Suédois Lennart Green (1941-), au style chaotique, donnent l’illusion de manipuler des cartes dans un ordre totalement aléatoire tout en en gardant la secrète maîtrise.

 

L’objet magique

Les cartes à jouer se prêtent aussi bien aux grands numéros de manipulation sur scène qu’au close-up, ou magie rapprochée. Elles s’illustrent dans quatre types de présentation de magie rapprochée : abstraite, illustrative, symbolique et réaliste2.  La plus répandue, la cartomagie « abstraite » ou expérimentale se concentre sur l’effet et la procédure. Les cartes sont perdues et retrouvées, elles apparaissent et se transforment : le magicien fait montre de ses talents et pouvoirs. Inscrit dans un protocole, le discours est généralement descriptif et fait de la manipulation du jeu de cartes sa finalité. il cherche à communiquer l’impossibilité de l’effet présenté. Le jeu de cartes est considéré dans sa dimension générique. Il est potentiellement remplaçable. Contrairement à la forme « réaliste » qui utilise un jeu de carte singulier, il pourrait être emprunté. Le focus est mis sur le moment de l’expérimentation et sur la réalité de l’expérience. C’est l’échange direct entre magicien et spectateurs qui prime. Cette forme joue sur certains ressorts psychologiques et favorise l’implication du spectateur dans le tour. Le penseur magique Eugene Burger (1939-2017) souligne qu’une simple démonstration de « coupe sur les as », loin d’être dénuée de sens, mobilise l’imaginaire du jeu. Fantasme de joueur, illustré dans une scène mythique du film de tricheurs Maverick (1994), cette démonstration entre en résonnance avec tout joueur de cartes.

 

 

Signe et support de narration

Dans la magie « illustrative », les cartes sont considérées comme des signes et très souvent personnifiées. Le Valet est un inspecteur qui mène l’enquête pour retrouver une carte choisie. La Reine est une dame inquiète qui disparait et réapparait magiquement. Une carte Houdini s’échappe de la prison d’un jeu menotté. Les cartes renvoient à une réalité singulière.

« Les cartes m’ont révélé des choses depuis le commencement du monde, une certaine philosophie de la vie, la raison de certaines croyances, la mystique et les fondements de l’existence. »
Bébel1

La magie « symbolique » se situe entre abstraction et illustration. Elle oblige à une double lecture constante. Le Français Belkhéir Djénane, dit Bébel, propose une évocation poétique, appuyée sur un boniment simple et efficace, dans son tour La dame de trèfle qui pique mon cœur. Une transposition de carte y symbolise le fait que le magicien décharge le spectateur de ses soucis (les piques) en lui donnant son cœur… L’accessoire reste le même dans ses possibilités techniques mais devient un support symbolique. Contrairement à la magie illustrative qui fait du jeu de cartes un monde à part, la magie symbolique participe au maintien du lien consenti entre le magicien et les spectateurs.

 

 

Enfin, l’approche « réaliste » de l’objet magique s’appuie sur un jeu de cartes singulier au contraire de la magie « abstraite » qui utilise un jeu de cartes « banal ». Ce jeu existe par lui-même au travers de son histoire, sa pleine individualité et sa profonde spécificité. Elle s’ancre dans l’univers de l’illusionnisme fantastique. Christian Chelman explore cette voie en développant une approche centrée sur les hauntiques, c’est-à-dire des objets chargés. Dans Le Paradoxe de Quan-Tri, il revisite le thème de « la carte ambitieuse », une carte qu’on ne peut pas perdre dans le jeu, avec un jeu ayant « authentiquement » appartenu à un soldat de la guerre du Vietnam. Pour renforcer la crédibilité du récit, le jeu est associé à l’environnement du G.I., véritable capsule temporelle composée d’un briquet, de billets vietnamiens, de médailles militaires et autre photographies…

 

 

Ainsi, deux lignes de partage distinguent les conceptions de l’objet magique.
La première repose sur l’opposition entre les tours qui emploient le jeu de cartes comme tel (formes abstraite et réaliste) et ceux qui l’utilisent comme un signe ou une référence (forme illustrative et symbolique). La seconde distinction restitue la polarité entre une approche réaliste (forme illustrative et réaliste) ou plus suggestive (forme abstraite et symbolique).

Interview

 

1. Bébel, cité par Pierre Henri dans l’éditorial du site Magicbebel/creations/.
2. NdlEd. : Cette classification est une proposition spécifique à l’auteur du texte.