Le chapiteau et l'itinérance

Figures actuelles

par Marcel Freydefont

 

Faire un état des lieux sur le chapiteau et l’itinérance, en cette deuxième décade du XXIe siècle en France permet de repérer des figures qui semblent caractériser, au-delà de la situation contemporaine la plus récente du cirque depuis les années 2000, la situation des arts du spectacle en général, appréhendés du point de vue de la création et de la diffusion en regard d’une stratégie spatiale. Quatre spectacles permettent d’illustrer le propos : Le Bal des Intouchables des Colporteurs, Géométrie de caoutchouc de la Compagnie 111, Secret de Cirque Ici, et Transversal Vagabond, cirque chic et pas cher de Philippe Goudard. Ces exemples cristallisent quatre manières de faire et d’être, impliquant des choix d’infrastructure et de logistique homogènes au propos artistique. Les titres des spectacles forment des indices éloquents.

Ce sujet recouvre des réalités multiples qui s’entrecroisent et demandent à être distinguées. Les termes en jeu ne cessent d’évoluer dans la géographie et l’histoire éminemment complexes, composant au final une sorte de géométrie de la feuille de caoutchouc. Cette expression définit la topologie, étude des déformations spatiales. Cette science des transformations continues qui étirent, déploient, renversent, tordent, manipulent des objets sans les rompre, « ni séparer ce qui est uni, ni coller ce qui est séparé », convient bien à notre sujet. Il y a là quelque chose d’homothétique avec le chapiteau et avec le cirque. Parler de recouvrir est approprié sachant qu’un chapiteau est un abri portatif, une architecture démontable et transportable, composée, en général, de mâts et d’une grande toile, amarrés au sol par des pinces. Le chapiteau est une surface courbe continue qui enveloppe et génère espaces et sous-espaces, suscitant une relation particulière entre spectacle et habitacle, artistes et public, dedans et dehors, intérieur et extérieur, ville et spectacle. L’étude terminologique intéresse en ce qu’elle précise les racines lexicales et ouvre à des synonymes, des analogies dans un jeu métaphorique et métonymique précieux.

Correspondances

L’examen de ce type d’architecture permet de distinguer chapiteau à mât (parapluie ou tente marabout à un mât, chapiteau à deux, quatre, six mâts, etc.), chapiteau suspendu à arches, chapiteau autoporté, chapiteau-bambou, bulle gonflable, tout en prenant en compte plus largement la tente, c’est-à-dire les architectures textiles, dont le chapiteau est devenu une des figures notables. L’étude cartographique des lieux dédiés au cirque en France est également révélatrice de l’enchevêtrement des réalités entre cirques stables et cirques itinérants, oscillation fondatrice à l’image de la condition humaine, entre emplacement et déplacement.
Ainsi, la correspondance parfaite établie entre le chapiteau, le cirque et l’itinérance, notamment à partir de cette aire de jeu circulaire primordiale qu’est la piste ou arène, multiplie les occurrences, les connotations, les dénotations et les appels à un imaginaire activé par les réalités engagées. Art populaire, loisir de proximité, sortie familiale, spectacle pour tous, source d’émotions, variété de disciplines corporelles, le cirque renvoie à l’enfance, au voyage, au rêve, à l’altérité. Ce sont les clichés habituels, assez résilients, nés de ce qu’il est convenu d’appeler le cirque traditionnel ou cirque classique, qui est en fait d’origine moderne (le cirque est une invention du XVIIIe siècle, comme l’opéra est une invention du XVIIe siècle).

 

À cet égard, la terminologie actuelle ne manque pas d’ambiguïté. En effet comment tracer les limites entre ces différentes désignations : cirque antique, cirque classique, cirque moderne, cirque traditionnel, cirque à l’ancienne, nouveau cirque, cirque contemporain, cirque de création, arts du cirque, arts de la piste ?

Comme beaucoup d’autres arts du spectacle, tel le théâtre, la danse ou l’opéra, le cirque est une forme équivoque qui déborde l’univocité apparente du genre, et excède les clichés qui ont forgé son identité, sans cependant les effacer. Pour paraphraser Zola, le cirque n’existe pas, il y en a plusieurs et chacun cherche le sien. La singularité du cirque procède de la pluralité des expressions.

Oscillations

Puisqu’il est question de stratégie spatiale, il convient de rappeler le spectre oscillatoire qui régit le cirque comme le théâtre : oscillation entre abri et édifice, campement et casernement, pour reprendre l’analyse d’Antoine Vitez, cirque ou théâtre stable et cirque ou théâtre ambulant. On ajoutera à ces oscillations celle, décisive, entre le cube scénique et la sphère circassienne, entre scène frontale et piste centrale. Firmin Gémier proclame le théâtre en pierre « une hérésie », le théâtre stable étant « contraire au principe vital » du théâtre. Cette profession de foi inscrit le théâtre de façon radicale dans le jeu oscillatoire entre éphémère et permanent, jaillissement et disparition, équilibre et déséquilibre, corps et décor.

Il est intéressant de voir se développer le terme et la pratique du chapiteau au moment où Gémier (dont on sait l’attrait pour l’espace du cirque) imagine le Théâtre national ambulant au tout début du XXe siècle. Ce choix stratégique entend répondre à deux aspirations : celle d’un « besoin de vie nomade » qui est l'origine même de l’art du théâtre (allusion au chariot de Thespis et à l’Illustre Théâtre de Molière), besoin, précise Gémier, « que notre époque intellectuellement absorbée par la capitale et les grandes villes, paraît avoir sérieusement méconnu ». Il s’agit bien d’une conquête de nouveaux publics et d’une viabilité économique de l’exploitation théâtrale que Catulle Mendès avait exprimées en 1901 dans un rapport sur les représentations populaires en province, écrivant qu’il n’y a pas « en un emplacement donné, assez de foule fervente, ou même curieuse, pour nourrir toute l’année un théâtre à un franc la place ; mais il y en a partout assez pour l’héberger quelque temps brillamment1 ».  Ce qui milite pour le déplacement. Gémier réalisera un chapiteau en toile ignifugé de 1 600 places avec le conseil d’ingénieurs américains de Barnum & Bailey, pour l’itinérance par chemin de fer de son Théâtre en 1911. À la même époque, entre 1895 (construction d’une scène couverte en plein air à flanc de montagne) et 1924 (construction d’une salle fermée de 1 000 places), Maurice Pottecher fait le choix d’un théâtre stable pour son Théâtre du Peuple à Bussang. Ces oscillations ne cessent d’être opérantes, aujourd’hui comme hier. Il ne s’agit pas de se bloquer sur des oppositions factices, mais de saisir la richesse produite par l’oscillation. Pour ne prendre qu’un exemple, le recours à la scène centrale (Cercles/Fictions, 2010, créé aux Bouffes du Nord) par la Compagnie Louis Brouillard, adepte de la black box et du noir absolu, atteste ce qui est une marque de l’époque : une sorte de syncrétisme à travers un rassemblement de positions qui pourraient apparaître disparates ou opposées. Il convient alors de mesurer les significations engagées par les termes employés et se garder de toute confusion.

 

 

écouter Prologue de la Liberté de Maurice Pottecher, dit par Camille Pottecher en 1913

Approche terminologique

Chapiteau, tente, campement, roulotte...

Le terme chapiteau vient de l'ancien français chapitel, du latin capitellum, désignant en architecture « la partie du haut de la colonne qui pose sur le fût » (Littré), dérivé de capitulum, petite tête, coiffure, capuchon, diminutif du substantif caput, tête d’homme ou d’animal, au sens figuré, extrémité, pointe, sommet, partie principale, chef, et de l’adjectif capitalis : qui concerne la tête. Par extension, « il se dit des "corniches" et autres couronnements qui se posent au-dessus des buffets, des armoires et d'autres ouvrages ; de la partie supérieure d'un alambic, dans laquelle se condensent les vapeurs qui s'élèvent de la cucurbite ; d'un morceau de carton en forme d'entonnoir, qui se met vers le haut d'une torche, pour recevoir ce qui en dégoutte de cire ou de poix ; d'un cornet placé au sommet d'une fusée volante, etc. » (Dictionnaire de l'Académie Française, 8e édition, 1932 à 1935). Imaginer le chapiteau de cirque comme le réceptacle idoine de la condensation des vapeurs qui s’élèvent de la cucurbite ne manque pas de sel : le crescendo émotionnel qui l’emplit en fait foi. Le radical –cap ou –chap, est homonyme d’un faux-frère malgré tout intéressant, issu du verbe capere, prendre, contenir, renfermer, qui donne les termes capable, capacité dont le sens résonne pleinement avec la notion de chapiteau. Chapeau et chapiteau coiffent une tête en ébullition, la couronnent en quelque sorte. Il est intéressant de rapprocher la couronne du chapiteau avec celle qui coiffe la cage de scène de l’Opéra de Charles Garnier.

Le Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré paru en 1873-1877 ne donne pas au terme chapiteau le sens d’architecture de toile destinée au cirque. La 9e édition du Dictionnaire de l’Académie Française (tome 1, publié en 1992) donne tardivement la définition circassienne actuelle : « Le chapiteau d'un cirque, la tente sous laquelle la représentation est donnée ». Ce sens est en usage depuis 1919 pour désigner l’architecture de toile du cirque itinérant qui est celle d’une espèce de tente. Cet usage se traduira par l’introduction de cette acception de sens dans les dictionnaires usuels. Les anglo-saxons disent big top, qui renvoie à l’idée de sommet.

 

 

L’architecture du chapiteau, sur un plan circulaire ou elliptique, ou quadrangulaire avec ou sans extrémités arrondies, se compose, en général, de mâts, de poteaux de tour, d’une grande toile confectionnée spécialement, avec, éventuellement, des mâts intermédiaires appelés corniches. Cette architecture est maintenue par des pinces (piquets de bois à l’origine, puis de grands pieux en acier), plantées autour, et elle est haubanée par des cordes ou des sangles. Dans certains cas, une coupole couronne le chapiteau. Cette architecture typique et changeante est elle-même une variation historique d’une forme d’habitat vernaculaire et précaire dont le principe remonte aux origines de l’humanité : la tente. Abri portatif composé d’une couverture (toile, peau, végétation), et d’une structure porteuse, la tente se différencie d’un autre type d’habitat précaire, la hutte, en ce que la tente se démonte, se déplace et se monte, tandis que la hutte se reconstruit à chaque étape à partir des matériaux trouvés sur place. On notera que le terme grec pour tente est celui de σκηνή (skênê), qui désigne la maison des acteurs, baraque de toile tangente à l’orchestra, aire circulaire, dans la genèse du lieu théâtral en Grèce.

Variations d’usages

Au fur et à mesure de la sédentarisation des populations, la tente a trouvé un nouvel usage, par exemple militaire, avec les campements. L’utilisation spécifique d’un certain type de tente par le cirque en est un autre exemple. Une autre utilisation est le tourisme avec le développement du camping, mot apparu en 1903. De nos jours, la tente a un usage humanitaire bien identifié.
Le campement est une installation provisoire dans un espace donné. Le campement circassien se compose d’un ou plusieurs chapiteaux, de roulottes et de caravanes, des véhicules de locomotion et de traction. La roulotte (origine au XVIIe siècle) ou verdine est une voiture aménagée en logement, tractée par des chevaux le plus souvent, relative au mode de vie de populations nomades ou foraines. L’aventure du Cirque Bidon témoigne dès 1974 de l’attrait durable de la jeune génération d’alors pour ce mode de vie nomade : l’équipe autour de François Raulin vit toujours en roulottes tractées par des chevaux. Un de ses derniers spectacles en 2013 se dénomme Vite ralentir et se donne en plein air.

Il reste à définir la place faite au cirque dans la ville : entre centralité et marginalité. Le chapiteau a souvent investi des places centrales ; il a été progressivement relégué aux lisières de la ville. Dès 1990, l'Espace chapiteaux à la Villette, l'un des premiers lieux de diffusion du cirque contemporain à Paris, exprime le souhait de réintégrer le cirque dans le tissu urbain. On trouve de plus en plus l’aménagement de tels espaces dans les programmes d’urbanisme.

Itinérance, ambulant, tournée...
Cette notion est riche de sens. Le sens premier du terme itinérant, issu du bas latin itinerans, participe présent du verbe itinerari, voyager, qui vient du substantif iter, chemin qu’on fait, trajet, voyage, est un antonyme de sédentaire, fixe. Le substantif désigne d’abord une personne qui se déplace dans l'exercice d'une charge, d'une fonction, d'une profession. L’itinérance désigne un déplacement selon un itinéraire. L’itinérant n’est pas forcément un nomade : ce peut-être un sédentaire qui se déplace. L’itinéraire au sens ancien est un récit de voyage. Dans un sens dérivé, l’itinéraire est la route à suivre pour aller d'un lieu à un autre. Au sens figuré, le mot désigne un cheminement intérieur, intellectuel, moral, philosophique, artistique. Iter vient du verbe ire, aller et a donné en latin le verbe itare, reprendre, recommencer, avec le substantif iteratio répétition, redite, reprise. « Une ville, un jour », le cirque est autant itératif qu’itinérant.
Un autre terme, employé plutôt par le théâtre, est le terme ambulant, du verbe latin ambulare, marcher, aller et venir, et du substantif ambulatio, promenade. On dit plutôt cirque itinérant et théâtre ambulant. L’Europe a connu depuis le Moyen Âge nombre d’artistes ambulants se produisant souvent dans l’espace ouvert : trouvères, troubadours, palquistes, banquistes, saltimbanques, bateleurs, jongleurs, danseurs de corde, acrobates, sauteurs, montreurs d’ours, cracheurs de feu, etc. Ils ont trouvé place au cirque qui les a rassemblés dans leur diversité tout en les focalisant.

Nomadismes

La notion d’itinérance entend être distinguée de la notion d’errance et de vagabondage, longtemps bannie et règlementée. L’itinérance a un but, l’errance n’en a pas, comme le vagabondage, état d’une personne « sans feu, ni lieu ». Cette notion d’itinérance conduit à examiner celle de nomadisme. Le nomadisme est un mode de peuplement et un mode de vie, fondé sur le déplacement. L’humanité a été nomade avant de se sédentariser. Et certaines populations pratiquent encore ce mode de vie.

Le XXe siècle a généré un nouveau nomadisme, plutôt un semi-nomadisme, un nomadisme tempéré, choisi plutôt que subi pour des raisons économiques, touristiques, sociales, culturelles, artistiques. Il semble nécessaire de distinguer ces formes de nomadisme du nomadisme historique (par exemple le peuple Rom) et des phénomènes migratoires, immigration, émigration, qui concerne des déplacements subis de populations ou de groupes qui recherchent un nouvel ancrage.

 

 
L’itinérance se distingue de la tournée en ce sens qu’elle suppose que le spectacle se déplace avec son habitacle. Ainsi l’aide à la création aux arts de la piste-itinérance du ministère de la Culture est destinée aux compagnies tournant avec leur chapiteau.

Moyens de transport

À l’évidence, l’itinérance est relative aux moyens de déplacement. Le développement du chapiteau est lié à celui des moyens de transport, d’abord le chemin de fer, puis ensuite l’automobile, les camions et les semi-remorques. Ainsi voit-on se substituer à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle les chapiteaux de toile aux constructions ou semi-constructions qui caractérisent l’architecture du cirque.
La  première utilisation d’une architecture de toile pour le cirque a lieu en 1825 aux États-Unis, sous l’appellation première de canvas tent, toile de tente, dérivée des tentes militaires, tente conique à un mât, tente à deux mâts, puis de circus tent, chapiteau, pratique exportée en Angleterre en 1838. C’est l’origine du terme tente américaine. L’influence américaine sera également forte dans la cristallisation du cirque moderne et du paysage qu’il compose en ville, avec notamment la tournée européenne de The Barnum & Bailey Greatest Show On Earth, entre 1889 à Londres uniquement, au Crystal Palace, puis 1897 et 1902, et son big top, sauf à Paris où il était installé dans la Galerie des Machines sur le Champ de Mars. Le terme de barnum va d’ailleurs devenir un substantif. Cet usage du chapiteau va se généraliser après 1870, favorisé par le développement des chemins de fer puis par celui de l’automobile, mais aussi par les progrès techniques : l’amélioration de la technique des mâts et des toiles plus légères permettent de plus grandes hauteurs et de plus grands volumes. L’invention des disciplines aériennes comme le trapèze exigeant une plus grande hauteur tire profit de ces nouvelles possibilités. Le nouveau cirque et le cirque contemporain – notions forgées à partir des années 1980 et 1990 et dont l’émergence est concomitante aux arts de la rue dans son appel aux arts forains – donnent lieu à de nouvelles esthétiques qui puisent leur ressort dans l’effrangement avec les autres arts : arts visuels, danse, théâtre, musique, opéra, notamment.

Cette mutation tient aussi à un changement économique motivé par une crise du cirque traditionnel, figé par l’image télévisuelle qu’en donne La Piste aux Etoiles de 1956 à 1978. En 1978, le cirque français change de ministère de tutelle, passant de l’Agriculture à la Culture. Le cirque va désormais bénéficier d’un fond de modernisation et d’aides publiques. En 1983, Jack Lang affirme et précise les éléments d’une politique publique en faveur des arts du cirque susceptible de favoriser la création et l’innovation.   

Une des conséquences en est la mutation du chapiteau, réelle en termes de forme et d’esthétique, relative en termes de structure et de construction. Pour Archaos « l’évolution du cirque doit passer par la transformation de son ventre porteur depuis deux siècles : le chapiteau et sa piste... Chaque spectacle d’Archaos a proposé une enveloppe scénographique spécifique, pensée pour chacun de ces spectacles ». Le spectacle Chapiteau de corde (1987) avec sa toile d’araignée en témoigne ; Archaos fera exploser la sacro-sainte piste. La Volière Dromesko (1990) est « plus qu’un chapiteau, c’est la boîte qui forme le décor du spectacle ». De même la conception de la bulle d’Hans-Walter Müller pour Kayassine (1998). Ou encore celle du chapiteau du Théâtre du Centaure par l’architecte Patrick Bouchain pour l’adaptation de Macbeth (2001). Citons enfin la Compagnie Off avec un cylindre métallique à ciel ouvert pour Carmen-Opéra de rue (1999), un chapiteau déstructuré pour Pagliacci ! (2011). Cette recherche d’une unité scénographique entre l’enveloppe, la piste avec ses agrès et le spectacle est une réalité partagée.

 

 

1. Cité par Nathalie Coutelet dans Démocratisation du spectacle et idéal républicain, L’Harmattan, Paris, 2012, p. 183.