Le trapèze volant

par Magali Sizorn

L’agrès originel est d’une simplicité extrême : une barre suspendue à deux cordes. C’est pourtant de cet objet que s’élèvent les premiers trapézistes volants.

« Il est un personnage qui a le don de préoccuper l’opinion publique depuis près d’un an. Jamais nom n’a été plus cité dans les journaux. […] Ce favori du jour, l’homme qui a le plus captivé depuis quelques mois la ville la plus spirituelle du monde, cet homme est le dieu du trapèze, le Napoléon de la corde roide, le fameux Léotard. »
Le Courrier du Palais, Le Monde illustré, 1860

 

 

Si près des dieux

Le succès de Léotard (1838-1870) est fulgurant. Son numéro, consistant à s’élancer de trapèze en trapèze, devient rapidement un incontournable des spectacles de cirque. Initié par son père dans une salle de gymnastique amorosienne à Toulouse, il est découvert par des acrobates de la troupe de Louis Dejean, du cirque Napoléon. Il y fait ses débuts en 1859 dans une Course aux trapèzes qui enthousiasme le Tout-Paris. Sa renommée dépasse alors les frontières françaises, et il publie même une autobiographie, relatant la naissance de sa vocation, ses succès d’artiste comme de séducteur (Léotard, 1860).
Avec lui, les aériens s’engagent dans la valorisation de la prise de risque et la recherche de l’exploit. Ses successeurs de l’école française feront les belles heures de la voltige au trapèze, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, à l’instar des Rainat qui présentent en 1909 un numéro de trapèze en croix, structure composée de deux trapèzes volants. Edmond Rainat est d’ailleurs l’un des premiers à réaliser un double saut périlleux de « bâton à bâton », avant que la voltige « au porteur » ne s’impose.

 

 

D’autres écoles vont jouer un rôle important dans l’histoire du trapèze volant. L’école mexicaine, d’abord, est présente sur les pistes du monde entier et de grands noms vont faire sa réputation : l’élégant virtuose Alfredo Codona (1893-1937) dont le destin tragique nourrira la mythologie des aériens maudits, ou, plus récemment, Miguel Vasquez qui réussit, le premier, le quadruple saut périlleux en public, le 10 juin 1982. L’école sud-africaine marque les années 1970 avec des troupes de volants privilégiant la vitesse d’exécution, lorsqu’à la même période, l’école soviétique introduit une dimension chorégraphique et dramaturgique dans les numéros de trapèze volant, en composant de véritables ballets aériens (Jacob, 2002).

 

Esthétiques de la chute

Au jeu du risque, « les volants » sont les premiers à penser à leur sécurité. Tapis de sciure dès Léotard, puis filet, longes et auto-longes aujourd’hui, sont autant de rappels à l’ordre pour ces « icariens » de la piste. Les esthétiques du vol, sont finalement aussi des esthétiques de la chute, celle qui est imaginée, crainte, jouée. Celle qui marque les corps et emporte aussi ceux qui n’ont pu rattraper les mains de leurs partenaires.
Les compagnies contemporaines jouent aujourd’hui des possibilités multiples offertes par l’agrès entre le vol et la chute. Au jeu du mythe du surhomme s’ajoute d’autres paradigmes corporels, faisant écho aux troubles de nos sociétés contemporaines, conscientes des risques et des fragilités de notre humanité.

 

 

Voler… enfin

Les baptêmes de trapèze volant et autres initiations aériennes font la joie des terriens ordinaires dans les clubs de vacances. Ils prolongent les désirs et plaisirs de l’envol, des balançoires et jeux d’enfance. D’autres trapézistes, plus aguerris, ont la chance d’échapper à l’assujettissement des corps à la pesanteur : les progrès scientifiques et techniques offrent désormais aux « aériens terriens » l’occasion de voler.
Les danses antigravitationnelles de Trisha Brown, à la fin des années 1960, trouvent aujourd’hui dans les expérimentations et spectacles de la chorégraphe Kitsou Dubois la concrétisation d’une utopie à laquelle sont conviés des circassiens comme Chloé Moglia. Grâce aux technologies astronautiques, les corps acrobates associent la logique de l’art à celle de la sensation (Sizorn, 2013), explorant moins le « toujours plus » que les possibles du vide.

 

 

Interview