par Pascal Jacob
La circularité est un principe fondateur du cirque, « le pays des cercles en action » selon la jolie formule du peintre Fernand Léger1, mais l’utilisation d’agrès circulaires sur la piste est paradoxalement très récente. La roue allemande et la roue Cyr sont les deux innovations les plus emblématiques des dernières décennies, d’origines et surtout d’apparence et de manipulation très différentes.
Dans sa forme primitive, la roue allemande a été conçue entre 1920 et 1922 par Otto Feick, le fils d’un maréchal-ferrant, à Ludwigshafen am Rhein alors qu’il s’occupait d’un club de sports. L’idée lui en a été soufflée par un souvenir d’enfance lorsqu’il avait relié deux roues de charrette fabriquées par son père avec des morceaux de bois et avait fait rouler cet « engin » inédit du haut d’une colline. Il a déposé le brevet de sa « roue » le 8 novembre 1925 sous la dénomination de Rhönrad, un clin d’œil à la région montagneuse d’Allemagne centrale, Rhön, où il a inventé ce nouvel agrès, prétexte au développement d’une discipline originale présentée aux Jeux Olympiques de Berlin en 1936 avec 120 roues en action pour la cérémonie d’ouverture. La roue allemande est aussi une évocation de l’Homme de Vitruve dessiné par Léonard de Vinci, une étude des proportions du corps humain réalisée en 1492 et considérée comme un symbole de l’humanisme, un courant culturel européen de la Renaissance qui place l’homme au centre de l’univers. La symbolique est puissante et la roue allemande suscite un engouement rapide, notamment dans le monde gymnique où elle motive développement technique, rencontres internationales et compétitions. Le premier championnat d’Europe a lieu en 1990, cinq ans avant la fondation de l’International Rhoenradturnen Verband, une instance qui a posé les bases d’une réglementation globale et institué des normes techniques pour le développement d’une activité qui reste avant tout sportive. L’agrès intègre la piste de façon régulière au début des années 1990 et devient une discipline enseignée dans les écoles de cirque. Le gymnaste allemand Wolfgang Bientzle, formateur et artiste, notamment pour le spectacle Mystère à Las Vegas, a entraîné plusieurs acrobates et particulièrement pour le Cirque du Soleil.
Pionniers et créateurs
Formé au Centre National des Arts du Cirque de Châlons-en-Champagne, Hyacinthe Reisch est un peu un pionnier dans l’adaptation de cette discipline à la piste lorsqu’il présente sa recherche en 1989. Co-fondateur du Cirque O et de la compagnie Que Cir Que, il contribue à populariser la Roue allemande, qu’il nomme « la Roue », dans un contexte inédit, et à lui donner une nouvelle densité artistique. En 2003, Tom Neal et Thomas Reudet, également issus du CNAC développent des styles très différents, mais ils marquent le temps de l’agrès dans la sphère des arts du cirque. Tom Neal, notamment, joue avec sa roue comme avec une créature puissante qu’il faut apprivoiser avant de se laisser emporter. L’idée est toujours d’essayer de s’affranchir d’une dimension trop explicitement gymnique, de donner du sens à une manipulation d’agrès comme un prétexte à performance. En 2007, dans le cadre d’un atelier de création de l’École Nationale de Cirque de Montréal, Le Livre des Souhaits dirigé par Sharon Moore, une Roue allemande est intégrée à la fois comme agrès et élément scénographique, métaphore de Béhémoth, créature à la gueule formidable issue du chaos originel…
Pour contredire l’amplitude jugée nécessaire pour le développement des figures, Julien Silliau, formé à l’Ecole Nationale des Arts du Cirque de Rosny-sous-Bois et à l’Ecole Nationale de Cirque de Montréal a fait le choix d’un plateau restreint et surélevé pour présenter un numéro singulier où il manipule son agrès davantage comme une roue… Cyr !
Inspirations
Un cerceau de près de deux mètres de diamètre peint sur un cratère grec et manipulé par un éphèbe un siècle avant J.-C., une pièce de cerclage d’un foudre de vinification ou d’une roue de charrette pourraient être les ancêtres de la roue Cyr, mais jusqu’à ce qu’un natif des Îles de la Madeleine façonne un cercle en aluminium d’un diamètre accordée à sa taille, développe un premier vocabulaire technique et lui donne son nom, il est difficile de lui concéder le titre d’agrès circassien. Daniel Cyr a créé agrès et figures au début des années 1990 et présenté le fruit de son travail à Paris en 2003 sur la piste du Festival Mondial du Cirque de Demain où la roue Cyr a rapidement gagné en notoriété et en visibilité. La roue Cyr est devenue une discipline populaire, enseignée dans les écoles préparatoires et supérieures et a motivé deux institutions, The USA Wheel Gymnastics Federation et l’International Rhoenradturnen Verband, pour établir conjointement et avec l’assistance de professeurs et de diplômés de l’École Nationale de Cirque de Montréal des règles destinées à encadrer des compétitions de roue Cyr. La première rencontre s’est tenue à Chicago en octobre 2011 et le premier championnat du monde de roue Cyr a eu lieu dans le cadre du dixième championnat du monde de roues gymniques, toujours à Chicago, en juillet 2013. Composée de 3 à 5 sections assemblées par des joints d’aluminium ou d’acier, la roue Cyr est un agrès dynamique propulsé par la force de l’acrobate. Les petites roues tournent plus vite et permettent davantage de lâcher prise que les plus grandes, plus fluides et mieux adaptées aux suspensions. La technique évolue sans cesse, questionnée sans relâche par ses pratiquants. Angelica Bongiovoni, Alexandre Lane, Alexander van Turnhout, formés respectivement à l’École Nationale de Cirque de Montréal et à l’École Supérieure des Arts du Cirque de Bruxelles développent des styles très différents entre légèreté et puissance tandis que Jean-Baptiste André et Robin Leo, eux aussi issus de l’École Supérieure des Arts du Cirque de Bruxelles, ou Francis et Lea Toran Jenner, le duo Unity, conjuguent leurs forces respectives pour inventer de nouvelles figures où l’équilibre est complexifié par deux corps inscrits ensemble dans un même cercle.
Vasil Tasevski, formé au Centre National des Arts du Cirque de Châlons-en-Champagne a conçu sa Topka à partir de deux cercles de métal, un peu comme deux roues Cyr imbriquées perpendiculairement… Un bel objet, prétexte à une extrême fluidité de mouvement et l’illustration d’une réflexion passionnante sur le déséquilibre. Une variation sur le cercle et le mouvement, à l’instar de la spire, une structure de métal prétexte à équilibres et rotations, créée par Benoît Fauchier, étudiant de la 21e promotion, présentée en 2009.
Fondée en 1989 par Toni Vighetto, la compagnie Zigrolling crée de courtes pièces acrobatiques ou chorégraphiques à partir de formes géométriques géantes. Le Zig est une sculpture chorégraphique élaborée à partir de courbes mise en mouvement par un ou plusieurs acrobates ou danseurs, une étrange alliance entre la roue Cyr, la Topka et une sculpture mobile… Trois acrobates animent un Zig dans le spectacle La Verita créé par Daniele Finzi Pasca en 2012.
Interview
1. Fernand Léger, Cirque, Tériade, Paris, Éditions Verve, 1950 (Saphire 44-106).