par Jean-Michel Guy
Le cirque contemporain prend, lui, des formes extrêmement variées, cherche et produit des effets esthétiques non moins divers, et s’appuie sur des valeurs sociales distinctives.
1. En ce qui concerne les formes et les formats, on relèvera les tendances dominantes suivantes : les spectacles pluridisciplinaires sont l’exception et non plus la règle, chacun des « arts du cirque », y compris les plus spécifiques (corde lisse, diabolo, BMX, roue Cyr, etc.) donnant lieu à des spectacles autonomes, le plus souvent des « petites formes » (solos, duos ou trios) et parfois à des « ensembles » réunissant un grand nombre d’artistes d’une même spécialité. L’espace de création et de diffusion privilégié est la salle de spectacle, une minorité de créateurs restant attachés au chapiteau, d’autres préférant « la rue », ou des lieux « non dédiés » au spectacle (musées, écoles, prisons), certains choisissant carrément le film, la vidéo ou le numérique et la diffusion en ligne – comme langage. Tous les formats de durée coexistent, même si certains standards (le 20 minutes, le 50 minutes, le 90 minutes, le clip) tendent à s’imposer. Les formats de jauge – de la représentation pour un seul spectateur, à celle qui en réunit mille, voire, en rue, davantage – sont aussi très variés.
Le cirque contemporain peut aussi prendre des formes insolites : « collaboratives », lorsque les spectateurs participent à la création, ou aux représentations du spectacle ; « expérimentales », lorsque, par exemple, une Marie-Anne Michel plante son mât chinois en plein désert, qu’un Laurent Chanel marche pendant des heures dans des espaces en forme d’anneau (couloirs d’hôpital, chemins de ronde) ou qu’une Kitsou Dubois emmène travailler trapézistes, jongleurs et trampolinistes en apesanteur, à bord d’avions en vol parabolique ; au plan dramaturgique, on trouve aussi de tout : des spectacles sobres, à focus unique, et des spectacles foisonnants, à focus multiples ; des créations de « cirque pur », traitant une question directement inspirée par les propriétés d’une spécialité, ou d’un agrès et minorant les emprunts à d’autres genres (danse, théâtre, musique) ou, au contraire, des créations hybrides, cherchant à fondre les différents genres en un seul « art total » des spectacles narratifs (verbaux ou non) et des formes volontairement « formelles » ou formalistes, des spectacles très « écrits », d’autres faisant une large place à l’improvisation.
2. On peut appréhender ces esthétiques via un triple nuancier. Sur le plan de l’écart aux normes, un continuum s’étend du familier (effet de réel, de quotidien, vraisemblance) à l’étrange (absurde ou monstrueux) en passant par un « effet de vérité », aujourd’hui très recherché, qu’on peut nommer « l’authentique ». Sur le plan des affects, le nuancier va du rire (dont les espèces sont des plus variées) aux larmes (le poignant), en passant notamment par le tendre, le gracieux ou le vertigineux, et depuis peu, par un état de contemplation ou de méditation, à la lisière entre plaisir et malaise. Sur le plan axiologique – des valeurs de goût –, la nouveauté, toujours dominante, et l’originalité (marque de la personnalité d’un auteur) qui la sous-tend, sont concurrencées par l’audace (la « prise de risque artistique » et non le danger physique), la force et la profondeur (d’un propos), la générosité (à l’égard du public) et par deux catégories floues, mais puissantes : la « poésie » et l’« écriture ».
3. La fonction sociale première de l’artiste de cirque « contemporain » est de créer, et non de divertir. Il s’assume donc comme artiste – au sens que ce mot a acquis dans les arts plastiques – et cherche à s’inscrire dans une « histoire de l’art ». Mais l’économie du spectacle vivant, et, dans bien des pays, la faible reconnaissance sociale et politique du « cirque en tant qu’art » l’oblige généralement à transiger (faire des spectacles exigeants et accessibles) ou à demander une aide publique, au nom du « risque » (de déplaire au plus grand nombre, ou de déplaire tout court) qu’à ses yeux toute création implique. Au minimum revendique-t-il le statut d’auteur, et pour ses créations celui d’œuvres, les deux notions étant liées, juridiquement, à celle d’originalité. Il milite aussi, en tant qu’interprète, pour une protection sociale décente, voire, comme en France, dérogatoire au droit commun. Ses buts artistiques (et sociaux) excèdent pourtant très largement « l’expression de soi » car ils vont du « questionnement » (ce qui peut faire apparaître la création circassienne contemporaine pour plus intellectuelle qu’elle ne l’est) à la franche prise de position politique (pour une cause), en passant par d’innombrables intentions « socio-poétiques » : faire rêver, réconcilier, bouleverser, sidérer, inquiéter, partager, mais aussi simplement distraire. En outre, l’artiste « contemporain » a été formé, sauf exception, dans une école de cirque, et non au sein d’une famille.
Le cirque contemporain est génétiquement divers, métissé et labile. Son culte de l’originalité, comme valeur centrale, interdit ontologiquement toute classification des œuvres (par genres, tendances, etc.) et tout classement des artistes (par niveau technique, degré d’originalité, etc.). Il tend néanmoins à se structurer en grandes formes socio-esthétiques correspondant peu ou prou aux critères du marché, selon les polarités suivantes : populaire/confidentiel ; pauvre/riche, pur/indistinct ; chapiteau/salle ; lourd (techniquement, économiquement)/léger ; technique/artistique (vieille opposition, héritée du patinage de compétition, toujours non dépassée) ; familier/exotique, etc.