Origines

par Pascal Jacob

Nous sommes tous des funambules. Lorsque nous empruntons un pont, étroit ou large, court ou long, l’idée de franchir un vide nous renvoie aux origines, à un temps où une simple nécessité s’est progressivement transformée en jeu d’agilité.
Une liane, suspendue au-dessus d’un fossé trop large et trop profond pour être franchi d’un bond, fait à la fois office de premier pont et de premier fil. Un fil de vie, parfois, pour les sociétés de chasseurs cueilleurs qui hantent les forêts primaires et utilisent leur souplesse pour aller plus loin en quête de nourriture ou se tirer de situations épineuses.

 

Quand Zarathoustra parvint à la ville voisine (…) il y trouva une grande foule assemblée sur la place. Car un danseur de corde était annoncé. Et Zarathoustra s’adressa au peuple en ces termes : « Je vous enseigne le Surhumain. L’homme n’existe que pour être dépassé. Qu’avez-vous fait pour le dépasser ? (…) L’homme est une corde tendue entre la bête et le Surhumain – une corde au-dessus d’un abyme… »

Friedrich Nietzche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1883

Étymologiquement, la formulation latine ne tient pas compte de la hauteur. Entre funis, « corde », et ambulare, « marcher », l’intention première est claire : c’est davantage à une idée de progression que l’on se réfère plutôt qu’à une quelconque évaluation de distance. En Grèce en revanche, schoenobates, oreibates et neurobates – ceux qui utilisent un boyau, neuron, comme support à des évolutions – et tous gymnastes antiques défient les lois de l’équilibre : ils courent sur la haute corde au-dessus des places publiques ou tendent leur fil oblique, le katadromos, (ou « descente »), du plus haut portique du théâtre, jusqu’à l’orchestra. Les rôles sont très définis et si les premiers sont capables d’ascensions et de descentes vertigineuses sur la corde oblique, les neurobates se définissent plutôt comme sauteurs ou équilibristes. Compliquant parfois leurs évolutions en chaussant des cothurnes, ils avancent sur une cordelette de boyau durci, très fine, qui renforce l’impression magique d’un danseur suspendu, comme lancé au-dessus du vide.

Reconnaissance du danger

Cette technique se rapproche du fil de fer moderne, à la fois par le diamètre de l’agrès, mais aussi et surtout par sa dureté et sa probable tension. C’est à partir de chacune de ces spécificités que s’élabore un répertoire singulier, basé sur l’exploit et qui constitue un jeu permanent avec la mort. L’empereur Marc-Aurèle impose d’ailleurs un matelas de protection après avoir assisté à la chute mortelle d’un jeune acrobate, un geste humain qui perdure après son règne, mais s’estompe au cours de la période moderne. Encore aujourd’hui, la plupart des funambules en Occident travaillent sans longe, sans filet et sans matelas. Un mélange d’orgueil, d’absolue certitude et d’inconscience, mais la fascination qui s’opère sur le fil comme dans la salle semble être toujours à ce prix.
Les Cyzicéniens, natifs de l’île de Cyzique en Asie Mineure, passent, aux yeux des chroniqueurs de l’époque, pour les meilleurs danseurs de corde du monde connu, capables d’accomplir une grande variété de prouesses, y compris des sauts périlleux dont ils seraient les créateurs... Au XIIIe siècle, une troupe de funambules égyptiens, dont l’un des membres porte un enfant sur les épaules et saute d’une corde à l’autre, se produit à travers l’Europe avec succès : de quarante au départ, la troupe semble s’être réduite à une vingtaine de personnes, une hécatombe motivée par la folle témérité des acrobates…

 

Lois et obligations

Dès le début du XVIIe siècle, la danse de corde est soumise aux lois sur les privilèges accordés à certains théâtres. Les acrobates n’ont pas le droit de prononcer un mot ni même de chanter, la tolérance pour leur « danse » n’étant justifiée que par la spécificité de leurs exercices. En 1619, le funambule Claude Aduet se produit à la foire Saint-Germain et doit s’acquitter d’une amende pour avoir travaillé sans autorisation. En 1681, La Troupe de Tous les Plaisirs connaît la même mésaventure avec le sieur Languicher, seul « danseur de corde des Roys de France et d’Angleterre », preuve supplémentaire que ces privilèges ont la vie dure. Ils ne seront abolis définitivement qu’avec la chute du second Empire. 
Au XVIIe siècle toujours, un homme danse sur la haute corde, juché sur des échasses, tandis qu’un autre s’attache des poignards aux genoux et évolue à grande hauteur, multipliant les raisons de s’émouvoir, mais aussi de l’admirer. Au tout début du XIXe siècle, à Dresde, le célèbre Forioso offre à plusieurs reprises aux édiles de la cité de traverser l’Elbe… À la fin de ce même siècle, Emile Gravelet, dit Blondin, va franchir les chutes du Niagara…
Funambules et danseurs de corde sont également les héritiers d'une longue tradition extrême-orientale. Une fresque de l'époque de la dynastie Han retrouvée dans un tombeau de la ville de Yinan (province de Shandong) montre trois jeunes filles en train de sauter, de danser et de se tenir sur les mains sur un fil suspendu au-dessus de quatre poignards fichés dans le sol, pointe en l'air. Dans sa Chronique de la capitale occidentale, le savant lettré Zhang Heng (78-139 de notre ère) décrit avec vivacité et précision certains numéros pratiqués par les acrobates de son temps, virtuoses de l’équilibre sur corde. Ce qu’il ne précise pas en revanche, c’est s’il s’agit de corde souple ou tendue…

Danse et fil de fer

Marcher sur une corde, un fil d’archal ou un câble d’acier a longtemps été assimilé à une discipline aérienne. Le fil souple offre d’ailleurs une ressemblance évidente avec une corde volante, elle-même ancêtre du trapèze. En revanche, tendu, le fil devient une discipline à part entière, autonome et spectaculaire. La tension rend le fil dur, une autre manière de le qualifier et d’en stigmatiser la technique. Lorsqu’il abandonne la plate-forme et s’élance sur une arête vive, étirée entre deux points, l’acrobate affronte le vide : un désir métaphorique de maîtriser un déséquilibre ancien, une manière élégante de nouer les fils du profane et du sacré. Le fil est une élégante métaphore d’un art saltimbanque qui perdure par-delà les siècles : des arènes romaines aux chapiteaux contemporains, c’est sans doute la discipline qui illustre le mieux la permanence des formes acrobatiques en Occident.
Héritier de la danse de corde, le « fildeférisme » apparaît au XIXe siècle et s’impose comme un formidable prétexte à développer d’étonnantes prouesses où l’élasticité de l’agrès est déterminante. Technique de propulsion, il s’appuie surtout sur un répertoire de sauts dont le saut périlleux avant est peut-être la figure la plus rarement maîtrisée encore aujourd’hui. Seule une poignée de fildeféristes, dix peut-être, est capable de le tourner avec régularité à travers le monde. 
Le fildefériste fait preuve d’une agilité magique lorsqu’il se déplace sur le fil, lorsqu’il glisse sans hésiter sur un câble étiré d’un bord à l’autre de la piste. Est-ce un danseur qui s’équilibre ou un équilibriste qui danse ? Pour ses admirateurs du début du XIXe siècle, le danseur de corde Ravel, « c’est Vestris (…) sur un théâtre moitié moins large que le pied ». Selon les témoins de son époque, « l’élégance, le moelleux et la propreté » caractérisent ses évolutions, tandis que son aisance et sa sûreté effacent l’apparence de la difficulté. Mais surtout, on l’admire sans arrière-pensée, le cœur et l’esprit en paix, là où on frémit devant ses concurrents. Il apaise le spectateur par sa virtuosité et son infaillibilité et se révèle, pour de bon, « l’incomparable ». Au siècle suivant, l’un des plus grands fildeféristes de tous les temps, l’Australien d’origine aborigène Con Colleano, suprêmement élégant en toréador, est également surnommé « le Vestris du fil », une allusion sans ambiguïté à l’excellence légendaire du danseur du XVIIIe siècle.
Danse et fil sont intimement liés : l’aplomb, la posture et l’équilibre sont au cœur même de la pratique. Placement, respiration, contrôle, concentration, rythme. Et tenir. Tout part des appuis, d’un bassin mobile et d’une intime perception du rythme, d’une maîtrise du souffle et de la perception du câble.
Entre danse et fil, lexique, vocabulaire et phrasé sont similaires, mais à l’instant où le pied effleure l’acier et s’apprête à emporter le corps, les références ont tendance à s’abolir. La fragilité de l’approche, le paradoxal mélange de dureté et d’élasticité est déroutant. Le fil est un étrange support qui accueille et rejette tout à la fois.

Ascension

La danse, au sens générique du terme, est inscrite dans le code génétique du fil : la terminologie appliquée à la danse classique s’accorde naturellement à celle des praticiens du câble, de la corde ou du fil. Figures, postures, pas et attitudes contribuent à structurer la discipline et à forger l’allure de celles et ceux qui s’y adonnent. Le seuil d’exigence est comparable et bon nombre de fragments de répertoire ont été mutualisés au cours du XVIIIe et du XIXe siècle. On retrouve sur le fil les mêmes pas que sur le plateau. Le terme de « danseuse de corde » est d’ailleurs sans équivoque : il s’agit bien, à dessein, d’une confusion des genres entre la ballerine classique et celle que l’on ne nomme pas encore fildefériste.
La frontière entre les genres est encore plus trouble si l’on accepte l’idée que les pointes sont nées sur la foire, apanage des saltimbanques transposé sur des scènes prestigieuses au cours de la première moitié du XIXe siècle… Paradoxalement, la fragilité de la ballerine, ancrée au sol par la seule pointe de son chausson a quelque chose de funambulesque : enduit de colophane, il adhère aux planches comme il évite à l’acrobate de glisser trop vite.
Héritiers des oreibates antiques et des danseurs de corde du Moyen Âge, les fildeféristes du XIXe siècle utilisent un fil d’acier, dur et tranchant, pour faire évoluer un répertoire de figures classiques imaginées et codées dès les premiers pas de la discipline. La différence entre le travail du fildefériste et celui du funambule est essentiellement une question de hauteur. Le premier s’éloigne rarement au-delà de deux mètres au-dessus du sol, le second n’a pas de limites. Le funambule français Philippe Petit a toujours privilégié les parcours hors normes : il a tendu son câble entre les tours de la cathédrale Notre-Dame à Paris, au-dessus des chutes du Niagara ou entre les Twin Towers du World Trade Center de New York.
Les premiers funambules accrochent leur fil aux clochers des églises ou aux tours des cathédrales : le ciel est leur limite et la ville, à leurs pieds, compose un paysage toujours différent. Le cirque va modifier la perception de leur travail en réduisant leur aire de jeu au seul espace du chapiteau. La danse de corde, prétexte et arsenal à prouesses, est définitivement devenue un art du cirque.