dans le cirque contemporain
par Anne Quentin
Le processus de création, c’est l’art en train de se fabriquer, nourri de questionnements préalables à l’acte de création quel que soit le champ esthétique dans lequel il s’exerce. Dans le cirque traditionnel, les choses sont très orchestrées, immuables. Les dramaturgies ou écritures du mouvement sont construites sur le risque des corps et l’exploit, le dépassement, le rythme de la piste, la multiplicité des prouesses. Le cirque contemporain, lui, s’ancre dans les convulsions du monde. La question centrale change d’affectation.
Oui, il y a mouvement et prouesse, mais pour raconter quoi ?
Les artistes écrivent, expérimentent, font des choix, le geste devient poésie au service d’un propos. Il n’en perd pas pour autant ses spécificités de toujours : l’artiste y est pour lui-même et ne joue aucun personnage, le cercle, ‒ même si beaucoup d’artistes ne jouent plus en piste ‒, impose encore son propre mouvement, les lois de l’attraction et les équilibres sont constitutifs de son imaginaire. Et le risque réel ou sublimé reste une puissante constance. Pour le trampoliniste Mathurin Bolze, fondateur de la compagnie MPTA1, au sein de laquelle il met en scène ses propres spectacles, « on peut penser que le risque est devenu moins physique, pourtant j’ai le sentiment que quand un acrobate ne fait pas tout ce qu'il peut quand il peut, quelque chose sonne faux. Le risque c’est la performance et elle est liée à l'adaptabilité de l'individu. Faire des acrobaties lorsqu'on est unijambiste ou bien coudre avec les pieds pour quelqu'un qui n'a pas de mains peut être un exploit. Ce qui change aujourd'hui, c’est que l'enchaînement se double de la volonté d'y mettre de soi ».
Même son de cloche chez le clown Bonaventure Gacon : « Le risque est inhérent au cirque dans l’imaginaire du spectateur. Il existe un risque physique de l’artiste, évidemment, mais il y a aussi le risque de l’intention, du pourquoi on fait cela. Une prouesse pour une prouesse n’a pas d’intérêt, c’est du sport. » Engagement, mise en jeu, intention, le risque se décline comme autant de nouvelles manières d’être au cirque jusqu’à plonger dans l’inconnu, comme le jongleur finlandais Jani Nuutinen aime à penser la performance : « Quand je jongle avec des boulets de canon, cela peut être très dangereux physiquement, mais ce n'est pas quand je fais ce numéro que je me sens en danger. Il y a plus de péril pour moi quand je fais des choses beaucoup plus minimalistes, moins évidentes ! Le risque aujourd’hui est de trouver de nouvelles formes. »
Une posture face au monde
Tout acte de créer commence comme une posture face au monde qui signe ce qu’on appelle l’univers de l’artiste, parfois ses obsessions, plus sûrement le paysage dans lequel il situe son imaginaire, qui sont et demeureront ses fondamentaux. Mathurin Bolze investit son aire de jeu avec pour seul et ambitieux désir de parler de l’humain : « Je veux que l'on entende que je parle de l'altérité et de ses différences. » L’acrobate et fondateur de l’association W, Jean-Baptiste André a fait de la discipline-même qu’il pratique son engagement artistique : « Elle déteint sur l’identité. Je voulais chercher l’équilibre dans tous les sens du terme. Équilibre et déséquilibre, aller/retour, moi et les autres. C’est aussi une préoccupation politique plus radicale : Comment utiliser le déséquilibre social dans une pratique scénique ? »
Parfois, l’aventure se teinte d’une utopie qui fonde tous les gestes. C’est le cas pour Camille et Manolo du Théâtre du Centaure qui ont inventé avec l’animal, l’acteur double, mi-homme, mi-cheval : « Chaque projet constitue une facette de l’ensemble de notre problématique : créer par une relation "vraie", un acteur à la fois animal et humain. C’est notre utopie de l’être double. Cette relation à l’altérité crée une friction qui met en valeur l'un comme l'autre dans une confrontation entre l'organique et le construit, la nature et la culture. Dans le monde contemporain, cela fait sens en soi. » Chez certains artistes qui se défient des intentions générales, c’est l’intuition qui marque le chemin. « Je fais confiance à ce qui va naître, cela arrive comme une nécessité, alors qu’au départ, c’était presque rien, une idée vague. C’est enfoui, tapi, rangé, jusqu’à ce que parfois, soudain, la magie opère… »
Le sens de la prouesse
Le sens, c’est le propos, de quoi a-t-on envie de parler ? Aucune œuvre n’échappe à cette problématique. Cette question de l’exploit pour le sens et non pour lui-même fonde même le cirque contemporain. En cercle, en l’air, ancré dans le sol ou en équilibre, l’artiste déploie ses prouesses dans un espace qui génère ses propres imaginaires, ses nécessités. Nul mieux que l'artiste de cirque ne peut éprouver dans sa chair et dans son art la gravité, le déséquilibre, le vide, le désir de voler ou de s'échapper, le corps souffrant, enfermé, soumis au vertige ou aux repères perdus… Le propos naît de l’expérience physique et fait métaphore du monde. Ainsi l’affirme Mathurin Bolze : « L'humanité m'intéresse dans ses ambivalences faites de violences et d'attraction, de pouvoir et de soumission et d'aptitudes à résister et montrer que rien n'est figé, ni les hommes, ni les organisations. Le propos est essentiel, mais il est traversé de concret, de réel. Par exemple, si je prends une roue : il y a celui qui décide de l'acharnement nécessaire, celui qui fait tourner la roue, celui qui tente de rester dedans. Trois manières d'être, trois mécanismes de décision. » Trois manières d’être au monde… Le jongleur Jérôme Thomas a fait de sa position un véritable manifeste : « Depuis mes débuts, je me demande ce que je fais, je tente d’être juste, en phase avec moi-même. Je ressens puissamment toutes les contradictions. Je veux les porter avec la force du poète. Alors, il me faut être radical. » Un sens qui traverse toute la création, jusqu’aux objets ou agrès, tels ceux de Jani Nuutinen : « Je cherche à donner de nouvelles formes qui ne reposent pas sur la virtuosité. J’utilise des objets quotidiens ou j’invente des instruments. Le spectateur ignore ce qu’on peut ou doit en faire. Nous nous aventurons ensemble en terrain inconnu. »
La dramaturgie ou l’écriture d’un geste
La dramaturgie a toujours existé au cirque. Dans le cirque traditionnel, elle est fondée sur le risque, la rythmique, la peur, l'exploit, l'idéal des corps… Aujourd'hui, on parle plus volontiers d'une dramaturgie fondée sur l'engagement des corps, l’enjeu du geste. Pour autant, il ne s’agit pas d’une dramaturgie au sens théâtral dont le terme est issu. Le cirque fait rarement narration, les artistes n’interprètent pas, ils sont eux-mêmes et font propos dans le mouvement plus que dans le verbe ; dans la performance « autrement » qui exige une présence entière, un dépassement de la technique, un « état ». Jean-Baptiste André l’explique bien : « La dramaturgie s'inscrit dans la tradition car elle lui emprunte les figures et la technique. Mais la tradition fonctionne comme un « tir au but », cela doit être convaincant, efficace, on met de côté l'émotion, même si elle existe. Pour moi, il s'agit d'emprunter à la performance mais pour la désamorcer. Je trouve une forme d’identité en cherchant la dépense physique, le crescendo, la montée en puissance. Je cherche les extrêmes : l’épuisement, la présence, l’expérimental. »
Faire avec l’espace d’abord
Le circassien doit jouer « avec sa face et ses fesses » aime à dire l’artiste multidisciplinaire Johann Le Guillerm, tenant d’un cirque en cercle dont l’artiste occupe le centre. Et si dorénavant, on trouve plus sûrement les artistes de cirque sur les plateaux des théâtres que sous chapiteau sur des pistes circulaires, il reste pourtant que l'espace occupé, investi est la première interrogation qui se pose au créateur circassien qui prépare un spectacle. Certes, jouer frontalement face aux spectateurs n’engage pas le corps de l’artiste totalement, puisqu’il aura toujours un dos retiré à la vue du public. Il n’en demeure pas moins que contrairement au théâtre ou à la danse, le cirque se joue dans un rapport à la gravité, au haut et au bas. Le jongleur lance ses balles, le trapéziste joue des forces d’attraction tout autant que l’acrobate, le sol n’est jamais pensé seule aire d’action. Les corps sont intimement liés à l’espace total qu’ils occupent comme un volume. Cela joue dans les scénographies, pièces maîtresses de la plupart des processus de création. « Le cercle, espace infini, particulier, dit Mathurin Bolze, conditionne une écriture en volume, mètres cube. Il s'agit toujours de s'envoler, d'échapper à. Le propos s'inscrit dans les corps, les objets et l’espace scénographié qui comprend l'agrès que je me construis. Cet agrès doit ouvrir le plus de possibles puisqu'il a pour fonction de permettre d'adopter un autre point de vue sur l'humanité. Avec les lumières, la scénographie est la première matière de jeu. Même si l'espace se laisse nourrir par les contraintes, les forces vives du moment. Il doit s'adapter aux corps qui l'investissent ou réinventer d'autres fonctions à des agrès qui ont déjà servi. »
Composer
Les artistes de cirque utilisent une multitude de termes pour dire leur manière de faire « mise en cirque ». Puzzle, strates, architecture, articulations, composition ou « conscientisation ». Ces termes traduisent plus une absence de terminologie spécifique qu'une manière de travailler. Car finalement, dans le processus, rien ne distingue vraiment à ce titre le cirque des autres arts vivants. Jean Baptiste André construit ses spectacles comme des puzzles : « C’est une globalité, tout commence en même temps. Je fais beaucoup d’improvisations. L’écriture se fait comme un synopsis en plusieurs parties : corps/vidéo/musique. Cela se fait toujours avec les mots. Je tiens des carnets de route, mêlant journal intime et création. Comme des cahiers préparatoires. Tout s’affine quand je rentre en plateau. Il y a un descriptif avec trois éléments : lumière – son – corps. Si je devais décrire, je dirais que c’est une composition, Il faut mixer les vocabulaires pour qualifier. » Pour Camille et Manolo, « la partition et la mise en scène s'écrivent petit à petit au fur et à mesure de ce que propose l'animal jusqu'à s'imposer comme une évidence. C'est la main qui guide l'esprit. Parfois, entre l’homme et l’animal, nous ne savons plus qui dirige qui. Nous avançons avec l'animal, dans une forme technique que nous avons inventée, qui fait grammaire. Puis cette technique devient langage. Le geste artistique se tisse maille après maille, tout est lié depuis notre choix de vie jusqu'à l'invention de notre technique et notre artisanat quotidien. La mise en scène est l'ensemble de tout ce qui compose le spectacle. Ce qui importe, c'est notre forme à nous, notre patte, notre singularité, notre regard. »
Mathurin Bolze a d’autres vocabulaires pour décrire les phases de mise en scène : « J'écris par familles de mouvements et de sens, j'écris aussi les rythmes, saccadés ou fluides. Puis je cherche les liens pour passer d'une séquence à une autre. Mais il peut m'arriver de partir d'une matière ou d'une couleur qui peuvent former un début. L'écriture alors se fait par associations ou agencements d'idées, d'objets ou de constructions mentales. J'écris une grammaire dans laquelle les figures font office de ponctuation. Elles font suspens, c'est-à-dire qu'elles doivent arriver au temps juste, sinon l'ensemble peut s'effondrer. Mais je connais les ressorts énergétiques de mes figures, ce qu'elles consomment, leur poids et leur impact. En fait, il y a mille strates de composition, mon travail est de les conscientiser. Cette architecture peut se briser, mais je me sens alors proche des scientifiques qui cherchent, sans toujours trouver ce à quoi ils s'attendaient. C'est pourquoi je pose un faisceau de hasards comme un cadre qui forme un protocole de travail. Ce cadre permet les tentatives, mais il est aussi espace de poésie, une direction qui permet aux mots de dépasser leur définition pour faire image. La composition est soumise à des contraintes : du matériel en plateau peu mobile par exemple qui impose des choix de situations, d'entrée et de sortie. Il y a les transitions, les articulations qu'on a trouvées en réfléchissant à l'avant et l'après une situation, et puis celles "idéales" qui sont arrivées en improvisation et qui se retrouveront dans la composition : pourquoi chercher à fabriquer quand la réalité du plateau s'impose ? »
Prendre le temps
Il reste une dernière spécificité du processus, qui n’appartient pas qu’au genre, mais qui ici est impérative : le temps. Il y a des démarches qui prennent une vie. Attraction, projet sur les points de vue de Johann Le Guillerm a commencé en 2001, il se poursuit tout en se déclinant. Mais c’est un cas d’espèce. Ailleurs, les artistes créent tous les trois ans, en moyenne, mais construisent au long cours, très en amont de la création. Et si au théâtre ou dans la danse on appelle cela des répétitions, qui prennent deux mois en moyenne, au cirque l’entraînement est obligatoirement quotidien, il se compose de routines, inlassablement expérimentées. Toutes les disciplines exigent une très forte technicité qui va de la recherche d'agrès à celle de nouveaux gestes ou de nouvelles figures qui nourrissent directement la création. Beaucoup d’artistes mènent des « laboratoires », un à deux ans – minimum – avant les premières répétitions, lorsqu’ils travaillent à plusieurs pour trouver l’accord entre leurs disciplines.
Il reste que ce que raconte le cirque aujourd’hui, corps souffrants, double imagé, images désuètes acides ou nostalgiques, abstraites et archaïques n’est plus ce que racontait celui d’hier. L’introduction du processus a complexifié le paysage de la création composé d’auteurs aux univers bien marqués dans des esthétiques minimalistes ou baroques, pauvres ou spectaculaires, burlesques ou graves, nostalgiques ou d’avant-garde. Tout un monde s’est organisé. Le cirque est devenu art. Pour être, il se pense, s’élabore.
1. Compagnie MPTA : Les Mains, les Pieds et la Tête aussi.