La fin d’un monde

par Pascal Jacob

Le 21 mai 2017, Ringling Bros. and Barnum & Bailey, le Plus Grand spectacle du monde, a définitivement fermé ses portes après 146 saisons et quelques dizaines de milliers de représentations devant des centaines de millions de spectateurs.

 

L’entreprise, symbole du cirque américain, est le résultat de trois fusions réalisées entre le début des années 1870 et 1918. Après que Phineas Taylor Barnum ait joint ses forces à celles de James Anthony Bailey, ce sont les frères Ringling (John, Henry, Al, Alf et Otto) qui ont finalisé l’ultime association pour fonder un cirque géant surnomme The Big Show ou, plus familièrement, The Big Bertha, en référence au célèbre canon allemand utilisé en France pendant la Première guerre mondiale.  
Transportés d’un bout du continent à l’autre à bord de quatre trains spéciaux, les 1 500 personnes de la troupe et les 1 000 animaux de la ménagerie ont incarné avec faste un cirque à la fois démesuré et généreux et John Ringling North, l’un des neveux de John Ringling, disparu en 1936, a repris les rênes de l’entreprise en 1938 en y insufflant nouveauté et modernité. En 1942, il fait appel au chorégraphe Georges Balanchine pour une présentation inédite du numéro des éléphants sur une composition exceptionnelle d’Igor Stravinsky. En 1951, il ouvre toutes grandes les portes de son empire itinérant au cinéaste Cecil B. DeMille pour le tournage du film Sous le plus grand chapiteau du monde, une fresque prodigieuse qui reçoit deux Oscars et deux Golden Globes et en 1953, il invite l’écrivain Ernest Hemingway à rédiger les textes du programme.

Trois ans plus tard, vaincu par les conflits sociaux à répétition, John Ringling North convoque la presse à Pittsburgh, en plein milieu de la tournée, et lâche sa bombe : il annonce la fin définitive du chapiteau, considéré comme une chose du passé, et clôt la saison le 6 juillet 1956. Ringling Bros. and Barnum & Bailey ne se produira plus jamais sous une toile.
Le cirque repart l’année suivante et se produit dans les arenas, ces gigantesques salles très confortables qui commencent à jalonner le territoire. La tournée est organisée par Irvin Feld, promoteur de la première heure du chanteur Elvis Presley et producteur avisé qui développe ainsi un réseau puissant pour les futures étapes du Greatest Show on Earth. Il maîtrise si bien son sujet qu’en 1967, à l’issue d’une signature historique sur le sable du Colisée à Rome, il devient propriétaire de l’enseigne mythique. Il engage aussitôt Gunther Gebel Williams, un jeune dompteur allemand un peu gauche dont il va faire une star, et crée une seconde troupe, identique en tous points à la première pour être à même de visiter l’ensemble des États-Unis. The Red Unit et The Blue Unit se déplacent toujours par le train, mais elles ne possèdent « que » 300 personnes pour assurer la logistique et le spectacle d’une ville à l’autre. Le modèle économique est florissant et les deux cirques rassemblent en moyenne onze millions de spectateurs chaque année. Depuis la crise de 2008 les coûts de création, mais aussi d’opérations et d’exploitation, liés à un rétrécissement des dépenses des familles, public privilégié de l’entreprise, ont fragilisé l’ensemble du dispositif et conduit inexorablement à l’arrêt des activités.

 

Kenneth Feld, l’actuel propriétaire de ces deux unités va donc mettre fin à près de 150 ans d’une histoire singulière, intimement liée à celle de l’Amérique et à celle de tout un peuple qui se souviendra sans doute avec nostalgie de ces tourbillons de couleurs et de musique, comme un reflet scintillant d’un patrimoine populaire.